40. La Guerre de la Rose

 

La flotte des Eyrains harcela et pilla toute la côte istrienne. Ils incendièrent la ville de Hédéra pour la huitième fois de sa longue histoire et en emportèrent trésors et femmes. D’autres voguèrent vers le sud et envahirent Ixta, dont la population s’enfuit à l’intérieur des terres, laissant la cité sans protection, portes grandes ouvertes. Les entrepôts des marchands, le long des quais, débordaient de richesses – les seigneurs d’Ixta et de Céra désiraient toujours ce qu’il y avait de mieux et avaient rivalisé pour donner l’exemple du luxe dans la région. Tout ce que les Eyrains pouvaient fourrer dans leurs bateaux sans les couler, ils s’en saisirent, le reste, ils l’incendièrent. Persuadés d’avoir accompli la tâche que leur avait confiée leur roi, et satisfaits de leur butin, certains capitaines donnèrent l’ordre de rebrousser chemin, vaisseaux remplis à ras bord d’antilopes farcies et de pots dorés, de peaux de léopards tachetés et de jarres de vin jétrain. Mais davantage de navires sortaient chaque jour des brumes de l’Océan du Nord. Ces pirates attaquèrent villes et villages côtiers, libérant des centaines d’esclaves pour les envoyer à l’intérieur des terres avec des armes et la promesse de récompenses en échange du chaos qu’ils pourraient y créer. On massacra des fermiers, des travailleurs des champs, et même du bétail, tant la furie des esclaves avait été nourrie par des années de mépris et de cruautés. Des édifices furent détruits, des granges brûlées, des récoltes piétinées et incendiées.

Sestria essaya d’abord de résister. Mais à l’aube du troisième jour, la milice perdit courage et s’enfuit, laissant les gens de la ville en proie à la horde barbare. On lui montra peu de merci. Quand le sénéchal et ses officiers essayèrent de se rendre, on les tailla en pièces sur place et l’on planta leur tête sur des piques aux portes de la cité ; on viola des femmes, on massacra des enfants. L’armée du Nord était poussée par une insatiable soif de sang.

Lorsque la flotte arriva à Forent, la terreur régnait partout. Des familles rassemblaient de maigres biens afin de voyager léger et partaient vers le sud et les villes plus sûres de l’intérieur. En chemin, elles rencontrèrent les soldats istriens qui se rendaient dans le Nord, mais cela ne les fit nullement changer d’avis et l’exode se poursuivit.

Les chefs de la milice istrienne avaient compris que la fleur de leur noblesse avait été décimée – soit au cours de l’assaut de la capitale eyraine soit dans des circonstances plus mystérieuses, juste avant la guerre. Toujours à l’affût d’une bonne occasion, ils avaient également compris que la voie était libre pour des hommes dotés de courage et d’intuition. L’Empire n’avait pas eu d’empereur depuis des siècles, et il lui manquait maintenant aussi l’essentiel de son aristocratie. Il y avait des richesses et des châteaux bons à prendre, une fois qu’on aurait repoussé l’envahisseur étranger.

Les hommes qui avaient répondu à l’appel aux armes entretenaient leurs propres ambitions ; eux aussi savaient reconnaître une occasion lorsqu’elle se présentait. Et le spectacle des réfugiés, au lieu de les pétrifier de terreur, ne fit que les encourager. De toute évidence, tant de gens avaient abandonné leur demeure qu’il y aurait assurément du beau butin à saisir pour qui possédait œil avisé et doigts agiles. On se rallia en nombre toujours croissant aux bannières des nouveaux généraux pour se rendre dans le Nord et rejeter le vieil ennemi à la mer.

Le cours de la guerre changea donc à Forent, lorsque la milice istrienne captura des esclaves en fuite et les enrôla de force pour les envoyer à l’avant des troupes vers une mort certaine au fil d’une épée eyraine. Et, pendant que les Nordiques se débarrassaient de cette racaille, les Istriens pénétrèrent à la rame dans le port et incendièrent les navires eyrains, puis ils attaquèrent l’ennemi sur ses arrières. Ivres de butin et considérant avec dédain la résistance qu’ils avaient jusqu’alors rencontrée, le duc d’Eau-Noire et ses hommes furent pris entièrement au dépourvu par cette manœuvre. Ils se défendirent avec férocité. Mais ils étaient en nombre inférieur, une autre circonstance imprévue. Deux mille Eyrains perdirent la vie au cours de la bataille de Forent ; la mer était rougie sur des milles alentour par le sang qui coulait des rues de la ville.

L’armée de Forent, pensant la tâche accomplie, s’installa dans le beau château, s’adonna aux plaisirs qu’on pouvait se procurer dans la cité de Rui Finco, et vida ses caves.

Jusqu’au jour où un oiseau arriva, apportant des nouvelles du siège de Céra.

Laissant une garnison d’hommes de confiance sous le commandement de Bandino, pour assurer un peu d’ordre à Forent, Manso Aglio, autrefois capitaine de la milice de Jétra et garde à La Miséria, ordonna à ses forces de faire route vers l’ouest. Il faudrait plusieurs jours pour atteindre Céra, même à marche forcée, mais peut-être était-ce pour le mieux. Que les raiders s’amusent avec les soldats de Céra – ce pathétique semblant de milice. Qu’ils pendent le désagréable seigneur de Cantara, lequel il verrait pour sa part très bien se balancer à une potence avec des corneilles qui lui becquetteraient les yeux. Ils feraient alors leur héroïque et victorieuse apparition. Les Eyrains seraient ivres de vin et de sexe, plongés dans une trop grande torpeur pour offrir beaucoup de résistance. Il avait toujours eu envie d’être le maître du beau château de Céra. La place avait de jolis parcs, il se le rappelait du temps où il y avait été stationné.

 

*

*   *

 

Du point de vue des Eyrains, le siège de Céra ne progressait guère, car le château avait été bâti aux temps anciens où l’on savait comment édifier de massives murailles aptes à soutenir les plus sauvages assauts. Même si la maçonnerie portait témoignage de l’exactitude des balistes construites par l’armée du Nord, on n’était pas encore parvenu à la défoncer de manière décisive.

Le roi Ravn Asharson était assis dans la lueur écarlate d’une nouvelle aube, et il grimaçait aux sombres perspectives qui s’offraient à lui. Le jour précédent, les Eyrains avaient tenté pour la première fois d’escalader les murailles, avec une paire de tours de siège. Ils avaient consacré à leur construction tous les arbres dans un rayon d’un mille, les gréements de cinq des bateaux, le cuir écorché d’un vaste troupeau de bétail et quinze jours d’essais couronnés d’échecs. L’une des tours était en ruine au pied des murailles, un tas de bûches encore légèrement fumant de l’huile bouillante et de la poix dont les défenseurs de la ville les avaient arrosées. Pis encore, près de ces restes disloqués et calcinés gisaient les cadavres d’une douzaine d’hommes tout aussi disloqués et calcinés. Les archers avaient fait de leur mieux pour accélérer leur trépas, mais les hurlements des mourants le hantaient encore, et Ravn savait que peu de ses compagnons avaient bien dormi cette nuit-là.

Ils avaient tiré l’autre tour hors de portée, mais il leur en faudrait une douzaine ou davantage pour mener un assaut efficace et, compte tenu de la rareté du matériau désormais disponible, la majeure partie de la flotte devrait y être consacrée. Il avait personnellement peu de problèmes avec un tel sacrifice, mais les ducs se montraient difficiles à convaincre, et les soldats marmonnaient : ils avaient tous espéré une action brève, une victoire rapide et des piles d’argent istrien à ramener chez eux. Si l’on n’obtenait pas bientôt ce résultat, il y aurait des désertions, il le savait, et ni menace ni pénalité n’arrêterait cette marée-là.

Il grinça des dents, frustré. Un nouveau stratagème était nécessaire. La sorcellerie pouvait seule abattre ces murailles, mais le maudit sorcier avait disparu, et nul ne savait où il se trouvait.

Il poussa un lourd soupir. On avait peine à croire que derrière ce panorama sans joie résidait la beauté la plus captivante d’Elda. Ou qu’elle se serait trouvée à une fenêtre du château pour amener le sire de Cantara en sûreté, le tirant des branches du gigantesque frêne qui avait si bizarrement poussé là. Ce dernier détail avait été fourni par Passorage : Ravn n’en avait aucun souvenir. On aurait dit qu’il était parti se battre dans un rêve et s’était éveillé dans un tout autre monde, où la magie était maîtresse. Il ne savait point encore s’il prêtait foi à l’étrange récit du vieil homme, soupçonnant celui-ci de modifier les faits afin de le persuader d’abandonner la Rosa Eldi à la merci des Istriens. Mais on ne pouvait nier l’existence de cet arbre.

Il en contemplait à présent avec haine l’écorce noueuse, le tronc massif, les branches tortueuses. On avait songé à l’abattre pour le bois nécessaire aux tours de siège. Mais comme Egg l’avait fait remarquer, il était si énorme qu’il y aurait fallu une centaine d’hommes, et dès qu’il serait tombé, ils auraient été exposés aux tirs des archers istriens postés sur les murailles.

« C’est un bien grand arbre, n’est-ce pas, mon seigneur ? »

Il se retourna brusquement : le mage était apparu à ses côtés.

« Où étiez-vous ? Nous aurions eu besoin de vous hier. Mais maintenant une compagnie de mes meilleurs hommes a été massacrée… »

Le Maître leva la main pour interrompre sa diatribe. « Je me suis rendu dans la citadelle, dit-il à mi-voix.

— À l’intérieur ? » Ravn le regarda fixement. « Comment ?

— Ne me le demandez point, mon seigneur. Demandez plutôt ce que j’ai découvert.

— Eh bien, quoi ?

— Deux oiseaux sur une seule branche. »

Le roi lui lança un coup d’œil méfiant. « Ne parlez point par énigmes, vieillard, ou j’aurai votre tête. »

Rahë eut un sourire qui n’atteignit pas ses yeux pâles et chassieux. « Pas ici, mon seigneur. L’air lui-même a des oreilles. »

 

*

*   *

 

Se retrouver séquestré pendant presque un mois dans le château de Céra avec des femmes et des enfants hurlants, sans vivres frais, les puits remplis de boue par l’inondation – et de pis encore –, avait été loin de constituer une expérience agréable pour Tycho Issian. Il aurait pu mieux s’en accommoder si la femme qui logeait dans la chambre voisine de la sienne n’avait barricadé sa porte pour l’empêcher d’entrer.

Et pour aggraver encore la situation, elle avait avec elle le sorcier, Virelai.

Jour et nuit, le sire de Cantara lui avait adressé des discours rageurs, mais tout ce qu’il avait reçu pour réponse était un silence provocant. Il avait envoyé des gardes enfoncer la porte, mais ils n’avaient réussi qu’à en écailler le vernis, sous lequel luisait un panneau métallique dont il aurait juré qu’il n’avait pas été là auparavant. Il avait ordonné de n’apporter à la chambre aucune nourriture, et il avait attendu les supplications : il n’y en avait point eu. Puis, poussé par une sauvage jalousie, hors de lui, il était grimpé dans la mansarde située au-dessus de la chambre et avait percé un trou dans le plancher, tourmenté par des visions où l’homme pâle montait la femme pâle pour la chevaucher sans fin, où elle était assise sur les genoux du sorcier et lui pressait la tête contre ses seins blancs. Il avait percé plusieurs trous avant de pouvoir la voir, assise avec une apparente chasteté sur le lit près du sorcier, lui tenant les mains, les lèvres animées de paroles si basses qu’il ne pouvait les distinguer.

Le dernier trou se trouvait juste au-dessus d’elle : le plâtre en était tombé telle de la neige.

Elle avait alors levé les yeux, enfin consciente de sa présence, et son regard vert l’avait transpercé.

« Va-t’en », avait-elle dit d’une voix très claire. Ces mots avaient été autant de glaçons dans son cœur.

Et, étrangement, il avait obéi. Et il n’était pas revenu. Il n’en savait pas encore bien la raison.

Depuis, il était resté à bouillonner. Il avait regardé ses archers essayer d’abattre les Eyrains, et y échouer. Il les avait regardés décocher vague après vague de flèches au-dessus du grand arbre, et il en avait vu la plupart frapper inutilement le sol détrempé à cinquante pas des lignes ennemies, la seule victime en étant un Eyrain stupide qui, se gaussant de leurs efforts, s’était trop avancé et avait pris une flèche dans la gorge. Cela avait soulevé de maigres acclamations parmi les soldats aux créneaux, mais avant que les Nordiques n’eussent poussé les tours de siège à portée, toutes les autres flèches avaient été gaspillées. L’entraînement militaire n’avait jamais été une priorité urgente dans cette riche et complaisante cité.

Et il n’y avait toujours pas trace de renforts, malgré tous les oiseaux qu’il avait expédiés. Une semaine plus tôt, il avait envoyé deux jeunes gens, en pleine nuit, porter un message à Forent. Moins d’une heure après qu’on les eut poussés hors de la ville, on avait entendu leurs hurlements dans les collines.

Quand les Nordiques avaient commencé de construire leurs machines de guerre, il avait su qu’il était perdu. Abattre une des tours avait été un triomphe, mais il savait en son for intérieur que c’en serait un de courte durée. Les Eyrains avaient tout leur temps et disposaient de toutes les granges, de tous les troupeaux, de tous les puits des environs. C’était une riche région agricole. Ils pouvaient rester devant les murs de Céra pendant un an ou plus sans autre inconvénient que de devoir marcher un peu plus loin chaque jour pour se procurer des provisions. En vérité, ils n’avaient pas même besoin d’engins de siège. Ils n’avaient qu’à rester devant les portes un autre mois, à jouer leurs jeux de barbares avec des osselets de mouton, à tresser leurs nattes et à aiguiser leurs épées, et la ville leur appartiendrait bientôt, avec sa populace affamée. Et tout cela pour quoi ? Pour l’amour d’une belle femme étrange qui plongeait l’esprit des hommes dans un désir ardent et leur déniait ses trésors avec une méprisante obstination. Il avait désormais peine à penser clairement, tant le sang lui pulsait avec force dans le bas-ventre.

Ce fut avec appréhension que le sire de Cantara quitta ce matin-là le lit où il n’avait pas trouvé le sommeil, pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. L’aube teintait d’un rouge menaçant et froid le brouillard qui s’élevait du sol. Mais malgré cette brume glaciale qui enveloppait tout de ses doigts humides, un spectacle plus merveilleux n’aurait pu frapper son regard.

La deuxième tour de siège était abandonnée. Sa plate-forme surnageait dans le brouillard comme la carcasse d’un grand vaisseau. Il examina l’horizon, mais ne vit pas de mâts. Les feux de cuisine étaient noirs et abandonnés. Chaudrons et tripodes en avaient été ôtés, et l’on avait démonté les tentes. Même l’enclos de vaches pillées dans les fermes avoisinantes n’était pas gardé. Les vaches meuglaient pitoyablement, implorant la traite.

Où donc étaient les Eyrains ?

Il n’y en avait pas trace. Ils avaient abandonné. Ils étaient repartis, leurs navires avaient repris la mer. Il ne pouvait y avoir d’autre explication.

Il sentit un énorme poids oppressant quitter ses épaules pour être remplacé par une immense fierté. Sa tactique de l’huile bouillante – on avait utilisé la dernière goutte d’huile des cuisines et des lampes pour cet unique et grandiose geste de défi – avait été couronnée de succès, et l’ennemi avait perdu courage. Il éclata de rire, soudain rempli d’espoir joyeux. On l’acclamerait certainement comme un héros pour avoir repoussé la horde barbare.

Cette pensée satisfaite l’occupa pendant le reste de la journée. Puis méfiance et crainte reprirent le dessus. Nul homme ne renoncerait de plein gré à la Rosa Eldi. Il avait de ses propres mains tué deux gardes qui avaient essayé de la toucher avant le début du siège : il connaissait son pouvoir. Aussi, même après avoir envoyé des hommes prendre des bêtes dans le troupeau abandonné par les hommes du Nord et annoncé qu’un festin de victoire se tiendrait trois jours plus tard, il posta des sentinelles sur les créneaux et garda les soldats en position pendant trois nuits, pour être tout à fait certain que les Eyrains ne pourraient lui jouer un tour et le prendre par surprise.

La quatrième nuit, la cité de Céra festoya.

Et ce fut cette quatrième nuit que Ravn Asharson frappa.

 

*

*   *

 

Les festivités battaient leur plein. On avait fait rôtir les bœufs, tous les poulets de la ville avaient été pourchassés, rôtis et farcis des dernières figues en conserve. Les hommes – aucune femme n’était présente, sinon trois jeunes esclaves qu’on avait dû envelopper de force dans les sabatkas qu’elles avaient jetés aux orties avant de pouvoir les introduire en la présence du sire de Cantara – avaient bu tout ce qui restait dans les celliers, et tous étaient en pleine forme à présent, couvrant de louanges le barde du duc de Céra qui venait de chanter une belle ballade composée à l’instant et intitulée “L’héroïque résistance d’un homme de bien”, en l’honneur de la victoire de sire Tycho Issian sur le roi eyrain. Les moins ivres parmi l’assistance avaient pensé détecter quelques sous-entendus ingénieux dans les paroles et s’esclaffaient d’un rire paillard au fond de la salle. D’autres se rappelaient une chanson au refrain et à la mélodie presque semblables et discutaient entre eux pour savoir exactement qui le barde avait plagié. Les battants de la grande porte s’ouvrirent soudain sur deux silhouettes qui se tinrent immobiles sous l’arche de marbre et ses exquises décorations de mosaïques.

Un grand silence tomba sur la salle. Même le plus ivre se tut pour écarquiller des yeux émerveillés.

En apparence, les deux nouveaux venus se ressemblaient de façon frappante, tous deux grands et minces, avec une peau dotée de la même blancheur presque luminescente. Mais l’un avait de longs cheveux pâles rassemblés en queue-de-cheval, et la chevelure de l’autre se répandait sur ses épaules et ses seins telle une cascade au soleil. On aurait dit des figures de légendes, sorties d’un autre âge d’Elda – et à juste titre.

Ils franchirent du même pas le seuil de la salle pour s’avancer avec une noble grâce jusqu’à la table où se tenait Tycho Issian, un gobelet de vin à mi-chemin des lèvres, les yeux écarquillés.

La Rose du Monde s’arrêta devant l’homme qui l’avait dérobée au roi du Nord et inclina légèrement la tête.

« Mon seigneur », dit-elle de sa voix douce et grave, une voix qui se rendit dans les moindres recoins de la salle. « Mon fils et moi désirons vous parler. »

Tycho Issian plissa les yeux, consterné, en s’efforçant de se concentrer sur le visage parfait qui lui faisait face. Maudit soit le vin, et maudite cette femme qui avait choisi ce moment pour mettre fin au long isolement qu’elle s’était imposé. Cette nuit entre toutes les nuits, lui habituellement si sobre dans ses libations, il s’était offert le luxe de la célébrer. Le relâchement de la tension et la dévotion attentive de deux petits esclaves avaient garanti son ébriété.

« Votre quoi ? »

Il n’avait pas eu l’intention de parler d’un ton si agressif. Il vit les yeux étincelants se fixer sur lui et regretta sa hâte. Déconfit, il regarda plutôt le sorcier et, pour la première fois, il perçut leur ressemblance. Il cligna des yeux, revint à la Rosa Eldi. Mais cette femme ne devait pas avoir plus de… quoi, vingt-trois, vingt-quatre ans ? Son visage ne portait aucune ride, son corps aucune trace de grossesse. Il fronça les sourcils. Cela ne se pouvait.

Il était assailli de pensées chaotiques, et en premier l’idée que sa fille, par jalousie ou par méchanceté, avait peut-être menti en prétendant la Rose du Monde infertile. Et dans ce cas, il pourrait engendrer avec elle son propre fils. Il la prendrait et…

« Vous ne m’écoutez pas. »

Sa tête se releva brusquement. La femme pâle avait parlé.

« Je regrette, je n’ai pas bien saisi », s’excusa-t-il en se forçant à articuler soigneusement chaque mot.

« J’ai dit, répéta-t-elle, que votre ennemi nous attaque. »

Il y eut un moment de silence choqué dans la salle, puis une tempête de voix.

Tycho Issian se leva pesamment, en sentant la chaleur du vin disparaître brusquement de ses veines. « Ici ? Maintenant, à cette heure ? » balbutia-t-il.

La Rosa Eldi lui fit signe : « Suivez-moi. »

Il tendit une main pour prendre la sienne, mais elle s’écarta promptement. Elle le mena dans l’escalier principal jusqu’à l’endroit d’où l’on pouvait voir devant le château. Là, elle lui ordonna de regarder par la meurtrière.

La lueur de la lune argentait le lac et le terrain herbu, embellissant les ruines de la bataille. Rien ne bougeait, apparemment. Puis la Rose du Monde énonça deux mots, et une lueur naissante illumina le grand arbre. Dans l’obscurité, usant de leurs haches pour y creuser des marches, une centaine d’hommes escaladaient le tronc noueux.

 

*

*   *

 

« Abandonnez-leur votre château et laissez-nous partir, dit-elle. C’est la seule façon d’éviter un autre bain de sang. »

Tycho Issian recula en titubant. « Abandonner ? Vous laisser partir ? » répéta-t-il. Il sentait dans son crâne la compulsion magique dont elle avait entrelacé ses paroles, et savait que, eût-il été sobre, il aurait succombé à cette supercherie, quelle qu’elle fût. « Jamais ! » rugit-il, et le voile sanglant du vin et de la furie oblitéra la magie maudite dont usait contre lui la Rosa Eldi. Sans lui laisser le loisir de s’écarter, il la saisit par les bras, la pressa contre lui et écrasa ses lèvres sur les siennes.

La Rose du Monde chercha son souffle, prise à l’improviste par ce vil assaut. La mort était sur elle, rance et gluante. Elle recracha la langue dégoûtante, écarta la tête, mais l’homme était trop fort et trop ivre pour se soucier d’offenser sa délicatesse – et trop ignorant pour savoir qu’il étreignait une déesse.

« Tu m’appartiens, dit-il, la voix épaissie, je ne te laisserai jamais partir. »

Il se retourna pour voir le sorcier apparaître à son tour dans les marches avec une expression angoissée.

« Nous devons partir », s’écria Virelai, en reculant au spectacle de sa mère à demi évanouie dans l’étreinte du monstre. « Immédiatement, avant qu’il n’arrive…

— Qui, il ? » Une image de Ravn Asharson s’était formée dans l’esprit du sire de Cantara : un jeune homme fort et viril à la sombre beauté. Qu’avait-elle dit de leur union ? “Ce n’était pas une invasion” ? Les femmes étaient des putains au joli minois, elles ouvraient les jambes à l’instant si on leur en donnait la chance. C’était pour cela qu’on devait les revêtir de robes, les séquestrer et bien les garder, s’armer des écritures et des rituels. Eh bien, il ne laisserait plus jamais celle-ci hors de sa vue.

« Le Maître, dit Virelai d’une voix rauque, nous devons partir avant que le Maître ne nous trouve. »

Le sire de Cantara se figea sur place. Puis, en tenant fermement la Rosa Eldi contre lui, il administra un coup retentissant à Virelai, en pleine face.

« Je suis le seul maître ici ! siffla-t-il. Va chercher trois robes dans la salle de repos des esclaves… » Il indiquait une porte, plus loin dans le couloir.

La Rose du Monde se tordit pour échapper à son étreinte. Elle posa une main sur la joue de son fils, là où le poing de Tycho Issian avait laissé une marque livide. De la fraîcheur coula de ses doigts. Lorsqu’elle ôta sa main, la joue était lisse et blanche de nouveau, et Virelai ne ressentait plus aucune douleur. « Fais ce qu’il dit », lui intima-t-elle avec douceur.

Quelques instants plus tard, trois silhouettes se glissèrent par la poterne du château, vêtues de sabatkas noirs, de ténèbres glacées et du meilleur sortilège d’illusion du sorcier.

 

 

41. La Fuite

 

« Vous avez dit qu’ils étaient là ! »

Ravn Asharson fixait sur le mage son regard furieux.

Rahë examinait la chambre en reniflant l’air comme un chien. « Ils y étaient, je vous le dis, je les ai vus. J’ai même encore escaladé l’arbre au coucher du soleil pour en être bien certain. La porte était fermée par magie, ils s’étaient emprisonnés pour se protéger de lui. Je puis encore sentir leur sortilège. Ils ne peuvent être partis depuis longtemps. »

Ravn eut un rictus méprisant : « Vous mentez, vieillard. Vous oubliez que je vous ai regardé escalader cet arbre avec la plus grande difficulté, vous en étiez rendu aussi poussif qu’un vieux chien. Ma mère a toujours dit que celui qui ne croit pas autrui sur parole est rarement surpris. Je commence à regretter de ne pas avoir prêté plus d’attention à ses amers conseils. Mais je ne serai plus surpris. » Il sortit à demi Mord-Troll de son fourreau.

Rahë tendit une main et tous eurent l’impression que l’épée du roi était devenue vivante et souple. Elle se tordit dans sa main, et il la lâcha avec horreur. Nul n’entendit le bruit du métal sur les dalles, sauf Aran Aranson, qui savait à quoi s’en tenir et ne se laissait plus prendre aux illusions du vieil homme.

« Il m’est pénible de gaspiller ma magie », gronda Rahë. Il s’était tellement épuisé à se transformer en souris et à redevenir un homme qu’il savait ne pouvoir risquer une autre ascension. Et son épuisement le rendait irritable. Il serra le poing, et le serpent redevint épée. Sans un autre regard pour Ravn Asharson, il alla à la porte pour y poser les mains en marmonnant. Quelques instants plus tard, il s’écarta en s’essuyant les mains sur sa robe, comme pour se débarrasser de la souillure d’un sortilège qui n’était pas le sien. La porte s’ouvrit en grinçant.

De l’autre côté, c’était le chaos. La nouvelle s’était rapidement répandue dans le château et même si personne n’avait encore vu trace de l’ennemi, la panique régnait.

On courait de-ci, de-là, quelques-uns en armes, la plupart les mains vides ; beaucoup étaient vêtus de leurs plus beaux atours, ivres, vacillants, les yeux chassieux. Les femmes qui ne s’étaient même pas arrêtées pour mettre leur voile poussaient devant elles des enfants portant de gros paquets d’objets ménagers, même si l’on se demandait où ils trouveraient un endroit sûr dans le château assiégé. Serviteurs et esclaves couraient parmi eux, essayant d’ouvrir des portes, fuyant dans les escaliers. Certains, cependant, tombaient à genoux et imploraient la Déesse, faisant trébucher ceux qui ne regardaient pas où ils allaient. Des soldats, il ne semblait guère y avoir de traces.

Aran Aranson suivit son roi dans un corridor après l’autre, et partout où ils passaient les occupants du château fuyaient devant eux, épouvantés. Ils trouvèrent enfin un infortuné membre de la garde de la ville qui s’était perdu dans le labyrinthe des couloirs, était revenu sur ses pas et s’était trouvé séparé du reste de sa troupe. Ravn le saisit à la gorge pour le plaquer contre un mur.

« Où est-elle, ma reine, la Rose du Monde ? » dit-il d’une voix rauque, en eyrain, et les yeux de l’homme s’écarquillèrent de terreur. Il balbutia des paroles inintelligibles, jusqu’à ce que Ravn répétât sa question dans l’Ancienne Langue.

« Elle… elle est venue dans la… grande salle… » bégaya le soldat. Ses jambes tremblaient si fort que si Ravn l’avait lâché, il se serait sûrement écroulé. Dans un instant, il allait se pisser dessus. Aran avait déjà vu ce genre de panique. Il détourna les yeux, embarrassé pour l’autre.

« Quand ? » Ravn desserra sa prise sur la gorge du soldat pour le laisser au moins parler.

« Il y… a… seulement… quelqu… quelques minutes. C’était… la fin… du f… festin. Mais… B… Brina m’a pris en pitié et m’a appor… apporté de la bière. Tout… tout le monde était ivre… » ajouta-t-il comme pour se défendre.

« Brina ? » Aran Aranson s’avança. « As-tu dit Brina ? »

Ravn se tourna vers le Tomberoc, furieux. « N’interromps pas ton roi ! Que m’importe cette Brina, quand je cherche mon épouse ?

— Ce pourrait être celle d’Egg, Sire, celle qui a été enlevée au cours de la dernière guerre. C’est un nom inhabituel… »

Ravn s’interrompit à peine. Il repoussa Aran puis se retourna vers le garde, qui avait observé cet échange avec appréhension. « Et alors ?

— Et a… alors, elle est venue avec le sorcier, et elle a dit au sire de Cant… Cantara, l’ennemi arrive, ou quelque chose comme… comme ça. Seulement à lui, m… mais on a tous enten… entendu et après ça… le ch… chaos.

— Où est-elle à présent ? » Le ton sec de Ravn indiquait qu’il retenait sa rage avec peine.

« Je… je ne sais pas. Elle est p… partie avec le s… sire de Cantara.

— Malédiction ! » Ravn lâcha l’homme si brusquement qu’il en perdit l’équilibre. Puis il se précipita dans le couloir en criant à ses hommes de s’éparpiller, de fouiller toutes les pièces, de bloquer toutes les issues.

Aran attendit que les autres eussent disparu. Trop occupé à se relever et à remettre de l’ordre dans son uniforme, le garde fut très choqué de voir le Nordique qui le dominait de toute sa taille. Il devint encore plus livide.

« Paix, dit Aran. Cette Brina, dis-moi, est-ce une Eyraine ? »

Le garde – à peine plus qu’un adolescent, constata Aran avec retard – parut surpris. « Je… je ne saurais dire… Elle a un drôle d’accent.

— Et quel âge ? Cinquante ans environ ? »

Le garçon fit une petite grimace. Il se concentra, les yeux perdus au loin. « Ce serait difficile à dire. Ses mains sont… veinées, et un peu tachées. Et ses lèvres sont minces, avec la peau pâle et un peu ridée autour.

— Tu es très observateur », dit Aran d’un ton approbateur.

L’autre s’empourpra. « J’aime dessiner, Messire. Je ne suis pas vraiment un soldat. Eh bien, personne ici ne l’est, en réalité. On ne s’entraîne jamais ni rien… » Il porta sa main à sa bouche. « Je parle trop ! »

Aran retint un sourire. « Eh bien, parle encore un peu, alors, le pressa-t-il. Et ensuite, va jeter cet uniforme et deviens invisible. Où pourrais-je trouver cette Brina ? »

Le garçon haussa les épaules : « Ici ? » Son geste englobait tout le château et son chaos. « Elle pourrait être n’importe où. Mais vous pourriez essayer les cuisines, Messire, c’est là qu’elle travaille… »

Aran n’était pas familier avec l’agencement du château, mais il suivit son nez. Les cuisines étaient désertes, ce qui n’était pas tout à fait surprenant, mais il entendit des voix dans le garde-manger. Une demi-douzaine de femmes s’y trouvaient, toutes sans voiles. L’une d’elles était une grande femme aux courts cheveux roux, aux yeux d’un bleu éclatant et aux bras couverts de taches de rousseur. Pas une Istrienne. « Es-tu Brina, l’épouse d’Egg Forstson ? » hasarda-t-il.

La femme était bouche bée. « Egg ? Avez-vous dit Egg… Forstson ? »

Aran hocha la tête.

Elle dit enfin : « Qui êtes-vous ? Un des hommes du roi Ravn ? »

Aran sourit. Il était encore apparemment des miracles en ce monde. Il répondit à toutes les questions de Brina, y compris celle qui lui avait fait porter les mains à la bouche, des larmes de joie dans les yeux. Puis il demanda : « Avez-vous vu une femme nommée Béra Rolfsen ? Une belle femme d’environ quarante ans au visage fier, avec de longs cheveux auburn, une peau très fine, des petites mains, un caractère féroce ? » Il comprit à l’expression indulgente de la femme qu’il parlait trop, et se retint. « Elle a été enlevée il n’y a pas très longtemps, quelques mois, dans l’île de Tomberoc. Ou bien, avez-vous vu Katla Aransen, une fille aux cheveux flamboyants ? »

Brina secoua la tête avec lenteur.

« Avez-vous dit Katla Aran… sen ? » Cette autre voix était celle d’une étrangère, et elle parlait avec un fort accent dans l’Ancienne Langue. Aran tendit le cou pour voir derrière Brina une jeune fille à la peau terne et aux longs cheveux noirs enroulés en diadème.

« J’ai rencontré une Katla. À Forent, c’était… dans le sérail. »

Aran sentit son cœur lui marteler la poitrine.

« Et sa mère aussi », poursuivit la femme, une ride entre les sourcils. « Mais elle ne s’appelle pas Aransen, je crois.

— Dans mon pays, on nous nomme d’après notre père, dit promptement Aran. Dis-moi, usait-on d’elles comme de prostituées ? »

La femme le regarda d’un air bizarre. « Pas des houris, non. Katla, elle se bat comme une panthère et le seigneur aime ses femmes plus douces.

— Et Béra ? Où sont-elles, à présent ? »

La femme écarta les mains d’un geste d’excuse : « Je sais pas. Je suis désolée. »

Aussi abruptement qu’il était apparu, l’espoir disparaissait. Aran conseilla à Brina de rester où elle se trouvait, de verrouiller la porte et de n’ouvrir qu’à lui, ou à Egg. Il y avait très longtemps que l’armée de Ravn n’avait pas vu de femmes.

 

*

*   *

 

Sur une colline au sud de Céra, le sire de Cantara se débarrassa de son sabatka. « La Déesse me pardonne d’avoir feint d’être une femme, marmonna-t-il. C’était pour la meilleure des raisons. »

La Rosa Eldi pencha la tête : « Je te pardonne », dit-elle d’une voix sans intonation.

Il la regarda avec perplexité. Puis il lança un regard furieux à Virelai : « Eh bien, maintenant, peux-tu te révéler vraiment utile et nous procurer des chevaux par magie ? »

Virelai fut rempli de panique : « Non, mon seigneur.

— Tu peux t’en aller, alors, si c’est la limite de tes capacités.

— Je ne crois pas. » La Rose du Monde plaça une main impérieuse sur le bras de Virelai. « Il restera avec moi.

— Je ne veux pas de lui.

— Maintenant que j’ai retrouvé mon fils, je n’irai nulle part sans lui. »

Envahi d’une douce chaleur dont il ignorait la raison, Virelai se sentit plus heureux que jamais, sinon dans les moments partagés avec Alisha Alouette-du-Ciel au fond de son chariot.

Alisha. La pierre de mort. La panique revint, remplaçant le sentiment passager de bien-être. Il devait trouver moyen de parler à la Déesse de la pierre, de Saro Vingo et de sa quête pour la retrouver et sauver le monde… Mais comment le faire en présence de cet homme qui le remplissait de la plus abjecte terreur ?

Le sire de Cantara marchait de long en large, le visage orageux. « Je vous ai sauvée des barbares, ragea-t-il. Et pour quoi ? Pour jouer les nourrices pour votre avorton ? Je veux mon propre fils de vous, pas un fils issu de la bizarre union qui l’a engendré, lui !

— C’est le fils de mon frère, dit-elle à mi-voix. Mon bien-aimé frère et époux. » Tout lui revenait à présent, tous ses souvenirs. Au cours des jours écoulés, ils avaient surgi telle une rivière en crue, elle en était remplie, au point qu’elle pensait devoir exploser de chagrin.

Tycho Issian eut une grimace de dégoût. « Votre frère ? Quelle révoltante perversion est-ce là ? » Son regard passa de l’une à l’autre. « Pas étonnant qu’il eût cet aspect maladif. Il ressemble plus à un poisson qu’à un homme. D’où je viens, on aurait exposé cette erreur de la nature dans les collines pour les loups. »

La Rosa Eldi arqua un sourcil. « Ah, oui », dit-elle, toujours à mi-voix. « Ta présente incarnation est celle d’un homme des collines. Comme c’est intéressant. Tu as bien dissimulé tes origines à ceux qui t’entouraient, mais tu ne peux me celer ton essence. Je connais les miens, même si cela me fait grand-peine de devoir te réclamer pour tel. »

Qu’avait-il dit ? Pourquoi avait-il laissé échapper ce qui pourrait le faire jeter au bûcher par les lois qu’il avait lui-même promulguées et fait appliquer ? Et que voulait-elle dire par « ta présente incarnation » et « les miens » ? Cette femme était folle, ses aventures parmi les barbares lui avaient fait perdre l’esprit. Mais folle ou non, il la désirait si violemment que c’en était douloureux. Il brûlait encore de leur contact dans les marches, au château.

« Réclamez-moi pour vôtre, alors, lâcha-t-il, la voix rauque. Prenez-moi, ici, maintenant. » Il se mit à délacer ses culottes.

Elle fixa sur lui son regard vert-de-mer et sa frénésie de délaçage s’interrompit tout net. « Sur le Roc de Falla, dit-elle. Je te réclamerai sur le Roc de Falla. »

Il la dévisagea, horrifié. « Nous ne sommes nullement aux environs de la Plaine de Tombelune.

— C’est mon lieu sacré. »

Il en resta muet. C’était un lieu sacré, assurément, mais interdit aux femmes : seule la Déesse pouvait poser le pied dans un endroit aussi saint. C’était la loi, la loi du sacrilège. Mais, pensa-t-il, les lois étaient édictées par les hommes ; des hommes pouvaient les réviser, surtout dans un cas aussi particulier. Peut-être ses esprits ne l’avaient-ils pas entièrement désertée si elle désirait se libérer du fardeau de ses péchés en cherchant l’absolution. En tant que chef de fait de l’État istrien, il pouvait annuler la loi, s’il le désirait. Déclarer une exception pour la seule Rosa Eldi. Et puis, cela bénirait sûrement leur union, en effaçant toute trace de souillure résultant de sa copulation avec le roi du Nord. Il serra les dents. Pourrait-il attendre aussi longtemps ? Un voyage par mer, c’était le trajet le plus rapide pour se rendre d’ici à la Plaine de Tombelune. Mais les raiders eyrains tenaient la côte. À cheval, alors. En traversant les Skarns ? Il frissonna.

« Nous pourrions sûrement trouver un temple proche d’Ixta. La plupart des villages ont aussi leur propre temple à la Dame, proposa-t-il avec espoir.

— Le Roc de Falla », répéta-t-elle, obstinée ; elle avait ses propres raisons.

Il baissa la tête. « Comment nous nous y rendrons, je l’ignore. Mais si nous parvenons au Roc de Falla, vous promettez de me prendre sur-le-champ ? »

Elle sourit. « Oh, oui, dit-elle. Je jure sur tout ce qui est sacré qu’alors, je te prendrai. »

 

*

*   *

 

La terreur se répandit dans Céra plus vite qu’une épidémie. Alors que le seigneur de la ville donnait un festin pour célébrer la victoire, la dernière chose à laquelle on s’attendît était cette soudaine et violente incursion eyraine. Ceux qui avaient d’abord été trop ivres pour prendre leurs armes jetèrent un seul coup d’œil aux Nordiques saccageurs, et se rendirent. La cité tomba aux mains des Eyrains presque sans combat.

Une fois qu’il fut clair que la Rosa Eldi, le sire de Cantara et le sorcier Virelai avaient trouvé moyen de s’échapper, la fureur de Ravn Asharson fut terrible à voir. Même l’émouvant spectacle d’Egg Forstson réuni à l’épouse qu’il avait pensé ne jamais revoir ne fit rien pour le calmer ; au contraire, il en fut plongé dans une rage plus violente encore. Il arpentait les couloirs comme une tornade, une force capricieuse de la nature qui pouvait passer près de vous en vous ébouriffant à peine les cheveux ou vous foudroyer sur place si vous étiez sur son chemin. Ses propres hommes l’évitaient, groupés derrière lui à une distance respectueuse, se dispersant s’il se retournait, courant comme des lapins pour exécuter les ordres qu’il leur hurlait.

Aran Aranson se rendit avec discrétion dans la direction opposée : il quitta le château pour déambuler dans les rues adjacentes. Une ville en proie à une invasion n’était jamais un beau spectacle, et Céra ne faisait pas exception. Pour beaucoup d’Eyrains, c’était la première fois qu’ils goûtaient à la guerre : cela leur montait à la tête plus vite que du sang d’étalon. Partout où Aran posait son regard, c’était le désordre : pillage, viols, terreur. Il arracha deux hommes de Belle-Île d’une fille à peine assez âgée pour avoir ses menstrues, et les admonesta vertement. Ils se défilèrent comme des chiens battus, mais il savait qu’ils attendraient son départ et se trouveraient une autre proie. À chaque coin de rue une autre atrocité, un autre enfant en pleurs, un autre homme ou une autre femme qui suppliait en vain. Lorsqu’il arriva dans les rues qui jouxtaient le marché, il était écœuré de la guerre, d’être un Eyrain, et d’être un homme.

Les volets étaient fermés et la place était déserte. Mais il pouvait sentir des yeux fixés sur lui tandis qu’il traversait l’endroit même où, moins d’une année auparavant, Tycho Issian s’était tenu auprès de l’homme pâle et de sa chatte prisonnière d’un harnais pour exciter la foule au milieu des cris de guerre sainte. C’était un acte dangereux pour Aran : dans n’importe quelle ville moins totalement subjuguée que celle-ci, il aurait bien pu sentir l’impact brutal d’une flèche dans son dos. Il avait la main sur le pommeau de son épée, et son regard fouillait partout, mais nul ne se montrait. Il allait revenir sur ses pas lorsqu’il entendit quelqu’un l’appeler par son nom.

C’était une voix de femme et, pendant un instant, le cœur au bord des lèvres, il crut que ce pourrait être, par miracle, Béra ou Katla. Mais quand il se retourna vers la fenêtre d’où était venue la voix, le visage qu’il entraperçut lui était inconnu. Sans pensée claire, il réfléchit à toute vitesse, jusqu’à ce que ce visage en devînt un qu’il connaissait bien.

C’était Kitten Soronsen.

La dernière fois qu’il l’avait vue, les jupes hautes, de la manière la moins modeste, elle paradait dans la grande salle de Tomberoc dans une paire de chaussons délicieusement coûteux mais ridiculement peu pratiques qu’un jeune homme énamouré lui avait offerts, et elle faisait résonner son rire jusqu’aux poutres du plafond. C’avait été une très jolie fille, Aran n’était pas aveugle à ses attraits, même s’il la considérait comme une stupide petite coquine avide d’attention, avec sa langue pointue et ses coups d’œil pleins de coquetterie. Mais le monde avait changé depuis. Son opulente chevelure blonde n’était plus que de maigres mèches, et son visage aux traits autrefois finement ciselés était amaigri, rendu osseux par la privation et la souffrance.

« Kitten ! »

Elle perdit son sang-froid en entendant son intonation chaleureuse. Des larmes jaillirent de ses yeux rougis. Lorsqu’elle sortit en titubant du grossier taudis où elle s’était cachée, les effets de sa captivité devinrent encore plus évidents. Elle portait une robe de tissu grossier en haillons, sous laquelle ses pieds déformés par des cals étaient nus. Ses bras semblables à des bâtons étaient refermés sur son gros ventre et, lorsqu’elle vit Aran contempler avec une silencieuse stupéfaction ce nouvel attribut, elle sanglota de plus belle.

En trois pas rapides il fut près d’elle et la prit dans ses bras, en sentant sous ses mains apaisantes les os de ses omoplates, aussi pointus que des ailes de poulet.

« Oh, Kitten, que t’est-il arrivé ? » L’appréhension lui étreignait la poitrine. Si Kitten Soronsen, la plus belle de toutes les filles de Tomberoc, avait été si mal traitée, quelle chance avaient son épouse, plus âgée, ou sa fille intransigeante et rebelle ?

L’histoire qu’elle lui conta entre deux sanglots était bien étrange en vérité, et, même si c’en était une version quelque peu différente de ce qu’il avait entendu dans une autre bouche, elle était des plus douloureuses et des plus déroutantes. Enlevée par des raiders et emmenée au château de Forent, dont le seigneur était connu pour ses goûts exotiques, Kitten avait pendant un temps bénéficié d’un traitement de faveur aux mains de son nouveau maître, grâce à sa beauté et à sa vitalité. Mais ensuite, il était parti, et le reste des Eyraines captives avait quitté son château. Elle ignorait ce qu’il était advenu de Béra ou de Katla, sinon qu’on les avait envoyées au marché aux esclaves. On l’avait gardée, elle, dans le sérail de Forent, mais les femmes y étaient méchantes, jalouses de sa beauté et des privilèges que lui avait conférés Rui Finco. De surcroît, elles étaient devenues bien hautaines, sur la fin, et avaient commencé de questionner le droit du seigneur de Forent à les garder enfermées pour son plaisir ou celui de ses invités, car ce n’était pas ainsi que vivaient les autres femmes dans le monde. Elles s’étaient mises à ôter leur voile en privé, et quelques-unes, plus audacieuses, avaient même refusé de porter le sabatka traditionnel en prétendant que ces belles robes de soie étaient toutes conçues par des hommes, une autre façon de les emprisonner et de les garder en esclavage. Finalement, une sorte de rébellion avait éclaté dans le quartier des femmes au château de Forent, semblait-il, et, un jour, elles étaient simplement parties : la sécurité était des plus relâchées depuis le départ du seigneur à la guerre.

Kitten était restée, ne sachant où aller, ni ce qu’elle pourrait faire d’autre que satisfaire les nobles au service desquels elle s’était habituée. Mais ils étaient tous partis à la guerre aussi, et les seuls hommes qui restaient au château étaient les serviteurs, tous trop choqués par la disparition des femmes et trop dévorés de crainte à l’idée de ce que ferait leur maître lorsqu’il reviendrait pour se soucier du sort d’une captive ennemie, si jolie fût-elle, ou si versée dans les arts érotiques.

Pendant des jours, elle était restée dans le quartier des femmes en attendant qu’on lui apportât vin et mets comme à l’accoutumée mais, bien entendu, personne n’était venu et elle avait fini par être forcée de s’aventurer dehors pour trouver de quoi se nourrir. Elle n’était pas allée loin. La milice locale s’était emparée du château et, en l’absence du maître, tirait grand parti de ses caves. Il y avait partout des soldats ivres et bagarreurs. Lorsqu’on l’avait accostée, elle avait réagi avec hauteur, ce qui n’avait guère plu à leur capitaine, extrêmement irrité de trouver manquant le fameux sérail. Elle ne voulut point confier à Aran les détails de cette journée, ni de la longue nuit qui l’avait suivie.

Le matin suivant, meurtrie, encore malade du vin qu’on l’avait forcée à boire et de la fumée des drogues, elle s’était enfuie, pour s’évanouir ensuite entre les bras d’un boulanger en route vers le marché. Elle s’était éveillée dans une chambre sale, où tous les fils du boulanger avaient abusé d’elle. On l’avait tenue attachée au lit pendant trois jours. Le quatrième jour, l’épouse avait forcé la porte, avait porté Kitten dans la cour et l’avait juchée sur une haridelle.

Et maintenant…

Maintenant, Kitten sanglotait encore plus plaintivement, sans pouvoir continuer son récit.

« Nous te ramènerons en sûreté à Tomberoc », lui promit Aran avec bonté. « Nul ne t’y jugera pour ta condition. » Il n’ajouta pas « car il n’y a plus personne pour te juger », mais ces paroles flottèrent en silence entre eux, et Kitten se mit à sangloter de plus belle.

 

*

*   *

 

Lorsque Manso Aglio et ses hommes arrivèrent au sommet des collines qui dominaient la petite ville de Véro, dans la belle région de vignobles bordant la rivière Blanche, à vingt milles au sud de Céra, ils avaient constitué toute une armée. Réfugiés, esclaves affamés qui se disaient qu’au moins ils seraient nourris, bandes de miliciens venus de toute la côte d’Istrie, tout cela avait porté leur nombre à plus de six mille hommes. Manso aurait bien aimé se délasser à Véro qui s’enorgueillissait d’un vin rouge particulièrement robuste, mais il savait qu’ils devraient repartir dans un jour ou deux, pour la simple raison qu’ils auraient dévoré tout ce que les gens de la ville avaient à leur offrir, comme tout ce qu’ils avaient espéré garder en réserve.

D’un autre côté, le fil aiguisé de la faim pousserait peut-être ceux-ci à des actes de plus grande bravoure, et plus vite. Peut-être cela ne ferait-il pas grand mal de s’arrêter à Véro après leur longue marche. Si loin à l’intérieur des terres, on n’avait pas été touché par la guerre, même si tout le monde avait une histoire à propos de parents sur la côte, d’amis perdus, de propriétés détruites, d’atrocités commises. Manso avait déjà entendu tout cela, et bien pis. Il lui avait fallu vingt-deux ans pour devenir capitaine, et même s’il avait fait tout son possible pour éviter les actions dangereuses au cours de la dernière guerre, il avait vu des compagnons se faire embrocher, brûler et tailler en pièces. Par ailleurs, après huit ans à La Miséria, rien ne le surprenait plus dans les violences que des hommes pouvaient infliger à d’autres hommes, ou à des femmes.

Il se protégea les yeux du soleil bas. Dans la vallée en contrebas, la cité semblait toujours aussi pittoresque et prospère. La fumée s’élevait des cheminées et s’étirait vaguement dans l’air calme ; des corbeaux montaient la garde dans les arbres dénudés, des vaches broutaient dans les pâturages. Excellent : du bœuf rôti en perspective, avec des grosses tranches de pain et une épaisse sauce au vin. Il se mit à saliver.

Quelque chose bougea sous le couvert des arbres et les corbeaux s’éparpillèrent avec des croassements indignés. Manso se laissa glisser au bas de sa monture en faisant signe à ses hommes, et ils s’aplatirent en silence sous la ligne de crête. Il rampa jusqu’à un buisson de fougères pour observer avec curiosité.

Trois silhouettes à cheval. Il plissa les yeux. On gravissait la colline, à la lisière de la forêt où les ombres obscurcissaient toute identité. Mais, un moment plus tard, une barrière obligea les nouveaux venus à passer au soleil et Manso laissa échapper une exclamation étranglée. Le premier homme, il le connaissait trop bien ; et tandis que les cavaliers approchaient, il se rendit bientôt compte qu’il reconnaissait aussi une autre de ces silhouettes.

« Par la Dame… »

Il se releva en fronçant les sourcils.

Le cavalier de tête s’arrêta net, se retourna pour parler à ses compagnons. Puis il poussa son cheval de l’avant pour aller à la rencontre du soldat qui se détachait sur la colline.

Tycho Issian dévisagea l’homme gras et basané, en interrogeant ses souvenirs. Il avait déjà vu ce soldat, il en était certain. Il esquissa un sourire hésitant. Après une petite pause, l’homme sourit en retour. Ses dents couronnées d’argent luisaient au soleil.

« Capitaine ?

— Mon seigneur. »

Intérieurement, Manso Aglio jurait de manière infâme. De tous les hommes qu’il avait servis, Tycho Issian était le plus déplaisant. À l’exception, songea-t-il malgré lui, de Tanto Vingo. Il frissonna : il avait connu la fin qu’il méritait, celui-là. Il réfléchit à toute allure. Si le sire de Cantara avait envoyé de Céra assiégée l’oiseau arrivé deux semaines plus tôt à Forent, des événements dramatiques devaient s’être déroulés entre-temps pour qu’il fût en route vers le sud avec seulement deux compagnons et aucun garde.

« Mon seigneur, votre message n’est arrivé qu’il y a quelques jours. Nous avons marché rapidement pour venir secourir la cité. »

Tycho Issian agita une main dédaigneuse. « On peut considérer Céra comme perdue. Vos efforts seraient gaspillés. »

Manso haussa les sourcils : « Perdue ? » La question qu’il ne posait pas lui brûlait les lèvres : et comment donc vous en êtes-vous échappé, mon seigneur ?

« Les Eyrains ont envahi la cité. J’ai réussi à secourir cette dame et son fils avant que les barbares ne s’en emparent. »

Le capitaine jeta un coup d’œil aux deux cavaliers qui se tenaient derrière Tycho Issian. La femme avait écarté son voile pour tourner son visage vers le soleil. Elle avait les yeux clos, une expression ravie. Il sentit une soudaine vague brûlante lui monter du bas-ventre et put difficilement reporter son regard sur l’autre homme. Il retint son souffle : il le reconnaissait, c’était le sorcier, Virelai, l’homme qui avait pris son aspect pour essayer de délivrer Saro Vingo des cachots. Il n’avait jamais imaginé que cet homme pût être né comme un simple mortel, moins encore d’une aussi belle créature. Quel hasard bâtard pouvait avoir réuni cet étrange trio ?

Manso fit signe au sire de Cantara de le rejoindre sur la crête. Avec un grand sourire, il montra les troupes en contrebas. « Comme vous pouvez le voir, mon seigneur, je crois que n’aurons pas de problème à reprendre la cité. Nous avons déjà repoussé une troupe barbare de Forent et des environs. Nous pouvons maintenant rejeter ces pourritures d’Eyrains à la mer, où est leur place. »

Tycho examina la vaste armée, avec une grimace. « Je ne crois pas.

— Non ?

— Vous allez nous escorter jusqu’à la Plaine de Tombelune.

— Tombelune ? Pourquoi Tombelune ? On n’a pas besoin de défendre ce terrain, c’est un désert…

— C’est un ordre, capitaine. »

De sombres pensées couraient dans l’esprit de Manso. Il pouvait décapiter le noble sur-le-champ. Qui l’en empêcherait ? Un nouvel ordre s’était établi en Istrie, qui n’avait rien à voir avec lignées et héritages.

Tycho recula d’un pas, soudain apeuré. Ses gros yeux luisants avaient trahi les pensées du capitaine, et la main de Manso Aglio s’était de surcroît posée sur le pommeau de son épée. Tycho ouvrit la bouche pour pousser un cri, mais ce qui le sauva le prit entièrement par surprise.

La Rosa Eldi, apparue sans bruit au côté du sire de Cantara, posa ses doigts frais sur la main du capitaine.

« Tu nous accompagneras à la Plaine de Tombelune, Manso Aglio. Telle est ma volonté. »

Elle retira sa main et regarda avec détachement les pupilles de l’homme s’élargir brusquement tandis qu’un sourire stupide illuminait son visage.

« Je vous accompagnerai jusque dans les flammes, ma Dame.

— Oui, en vérité. » Elle hocha la tête puis revint à Virelai qui l’attendait, toujours à cheval, avec une expression inquiète et consternée.

« Pourquoi n’avez-vous pas laissé cet homme le tuer ? murmura-t-il. Cela aurait été sûrement pour le mieux. »

La Rose du Monde eut un sourire énigmatique. « Il y a un dessein et un dessin à toutes choses, dit-elle avec sérénité. Et même Tycho Issian en fait partie. »

 

*

*   *

 

Après avoir perdu de nouveau la femme qu’il convoitait – apparemment partie de son plein gré en le considérant comme un ennemi –, Ravn Asharson s’abandonna pendant un temps à des humeurs noires. Il laissa ses hommes saccager à leur gré, indifférent à la violence et aux excès qui l’entouraient, et il buvait chaque nuit jusqu’à perdre conscience. Il se faisait parfois amener des femmes de la cité, mais elles ne ressemblaient pas à la Rosa Eldi et, le plus souvent, il les renvoyait. Celles qu’il gardait en attendait viol et brutalités, mais ne trouvaient que larmes sentimentales et impotence. Une lumière s’était éteinte dans ce seigneur nordique qu’on avait autrefois appelé l’Étalon du Nord. On aurait dit un mort-vivant.

 

 

42. Entre la Vie et la Mort

 

Katla ne pouvait pas même marcher – ou plutôt Saro ne lui en laissa pas le loisir. Ce que le félin lui avait dit résonnait dans son crâne comme un mantra : cela ne durera pas… vous n’avez pas notre résilience… sois prudent…

Katla avait repris conscience avec l’impression vague que quelque chose n’allait pas du tout, cette douleur brûlante dans le flanc, et cette presque impossibilité de bouger un seul muscle… Pendant quelques terribles instants, elle s’était crue paralysée par un coup de son frère métamorphosé en démon, même si elle ne se rappelait pas grand-chose du combat et point du tout avoir été blessée. Puis elle découvrit qu’elle était attachée des pieds à la tête. Autour d’elle, les entrailles ardentes de la Montagne de Feu tremblaient en ondulant comme une hallucination. Peut-être dormait-elle encore. Elle fit un effort pour s’éveiller, un effort physique qui lui arracha une exclamation de douleur.

Saro marchait devant, et les pieds de Katla se trouvaient à la hauteur de ses épaules. Il tourna la tête : « Arrêtez ! » lui intima-t-il si brusquement qu’elle obtempéra.

Une autre voix lui parvint, près de sa tête.

« C’est pour le mieux, Katla, pour que tu ne rouvres pas tes blessures. »

C’était Mam. Et ces paroles suggéraient à Katla qu’elle était dans une mauvaise passe, car elle savait que Mam irait de l’avant, si affreuses soient ses propres blessures, et en attendrait autant de quiconque.

Elle s’examina avec plus d’attention. Ils l’avaient apparemment attachée avec des morceaux de tissu, des cordes, tout ce qui leur était tombé sous la main, et ils avaient ensuite lié le tout sur de grandes épées dans leur fourreau, comme des éclisses, afin de l’empêcher de plier ou de remuer.

Elle se sentit soudain glacée. Elle était subitement renvoyée aux semaines qui avaient suivi le bûcher, et où sa main mutilée, dans son gros et lourd bandage, lui avait causé une telle agonie, physique et spirituelle. Elle avait pensé être mutilée à vie – et ce n’avait alors été que sa main. Si ses compagnons l’avaient ainsi ligotée à cause de ses blessures, à quel point ne devaient-elles pas être plus terribles encore ?

« Saro… » Sa voix tremblait. Elle se mordit les lèvres, puis reprit : « Saro, dis-moi la vérité, est-ce très grave ? »

Il tourna lentement la tête ; elle put voir son profil souligné d’écarlate par l’étrange lumière du volcan. Sous cet angle, il avait l’air hagard et son seul œil visible, à l’expression désolée, était injecté de sang. Le jeune homme semblait ne pas vouloir la regarder, et l’on aurait dit qu’il avait pleuré. Cela effraya davantage encore Katla.

« Saro…

— Katla… oui, c’est grave. Vous avez au flanc une blessure qu’il ne faut pas rouvrir. Si vous marchez, je crains que ce ne soit le cas. Bëte l’a léchée pour la refermer, mais elle a dit que cela ne durerait pas. Nous devons vous amener à la Rosa Eldi pour que vous guérissiez comme il le faut. »

Ses paroles sonnaient creux à ses propres oreilles, comme tirées d’un des contes les plus invraisemblables de sa mère, lorsqu’il était enfant.

C’en était trop pour Katla. Elle se rappelait le grand félin, sa longue langue rouge, ses crocs luisants. Cet… animal avait refermé sa plaie en la léchant ? Elle devait encore être en train de dormir ! Mais si cette image était dérangeante, l’idée d’être amenée comme un daim abattu à la femme qu’elle avait vue à la cour de Halbo l’était plus encore. Elle frissonna.

« Non.

— Non ?

— Je ne serai pas ficelée comme un sacrifice pour être offerte à cette sorcière !

— Ce n’est pas une sorcière. C’est la Déesse.

— Je ne crois pas aux déesses.

— Ni aux dieux ? Ni à la magie ? Ni à la résurrection des morts ? Katla, vous en avez sûrement trop vu désormais pour nier tout cela ! »

Elle ne voulut pas répondre, se contenta de lui adresser un regard belliqueux. Après un moment, elle dit simplement : « Tu ne sais même pas où elle se trouve, sinon quelque part sur la côte nord. Je pourrais rester ainsi pendant des semaines, et dans quelle condition serais-je alors, à ton avis ? Vas-tu me dérouler de temps à autre pour me laisser uriner ? Détache-moi à l’instant. Si je ne peux marcher, je ramperai ! »

Cette tirade fit tinter les oreilles de Saro. Il grimaça en jetant un coup d’œil à Mam par-dessus son épaule. La mercenaire lui montra ses dents étincelantes. Puis elle déclara : « Si c’est ce que ça prend, fillette, je le ferai moi-même. Saro a raison. Si tu marches, tu rouvriras ta blessure, et c’en sera fait de toi. J’ai perdu assez de ceux que j’aimais sans en perdre encore. » Ses yeux étaient durs.

« Que voulez-vous dire ?… » Et tout à coup, une image passa comme un éclair dans la mémoire de Katla : Persoa précipité contre les rochers par l’horrible chose qui avait autrefois été son frère, et comme il était resté étendu là, inerte. « Oh… je suis navrée, Mam, je suis navrée… »

Il y eut un bruit étranglé derrière sa tête, qui se transforma l’instant d’après en toux. Katla sentit des larmes lui monter aux yeux.

Elle demeura muette et immobile tandis qu’ils la portaient hors de la montagne, sans oser poser les questions qui se pressaient en elle. Mon frère est-il mort ? Et Tam Renard, qu’en est-il de Tam Renard ? Avait-il été mort et ressuscité ? Elle l’avait vu se noyer, de ses propres yeux elle l’avait vu couler sous les vagues écumantes. Et il avait pourtant paru en parfaite santé dans la caverne, la peau irriguée de sang comme celle d’un vivant. Elle ignorait cependant ce qu’elle ressentait à l’idée de Tam Renard, vivant ou mort, aussi la repoussa-t-elle. Comme déterminé à ne pas satisfaire son désir d’éviter les souvenirs déplaisants, son esprit lui présenta alors le spectacle extraordinaire des morts au travail dans la fosse ardente, déplaçant de gros rochers, en train, apparemment, d’exhumer un dieu. Cela ne la rassura nullement sur ce qu’elle comprenait du monde. Tout semblait un rêve, la pire sorte de rêve, celui qui revient hanter le jour d’images encore plus précises. Mais la douleur écarlate de son flanc lui rappelait sans cesse les suites de ce rêve, des conséquences qui allaient s’avérer à la fois réelles et durables. Rien ne pouvait ramener les morts à la vie, et elle allait peut-être bien rejoindre leurs rangs plus tôt qu’elle n’en avait jamais eu l’intention.

 

*

*   *

 

La longue descente laissa les porteurs haletants, le souffle court, et prêts pour une pause. Mais dès qu’ils furent revenus à l’orée de la caverne, une voix de femme les assaillit.

« Aaaah, mon fils, mon fils, aaah ! »

L’instant d’après, Katla se retrouva allongée à terre près d’un autre paquet fait de peau et d’os. Cela n’avait ni yeux ni lèvres. Elle détourna son regard avec répulsion.

« Alisha, Alisha… » Saro essayait de calmer la femme. « Oh, Alisha, cela devait arriver. Laisse-le partir. »

Mais Alisha Alouette-du-Ciel ne cessait de se balancer sur place, le visage inondé de larmes. « Il est mort, il est mort ! »

Malgré l’inconfort du sol rocailleux, Katla dévisagea la Nomade avec curiosité ; elle avait à peine eu conscience de sa présence auparavant. La créature de peau et d’os devait être son fils. Son fils mort depuis longtemps. Émue par la détresse de la femme, elle tendit instinctivement la main pour lui prendre le bras. Pendant un instant, elle se sentit désorientée, envahie par une sensation de bourdonnement, comme si une connexion vitale avait été établie. « Nous avons tous perdu quelqu’un », murmura-t-elle.

La tête d’Alisha se redressa brusquement et ses larmes se tarirent.

« Qu’es-tu ? » s’écria-t-elle en s’arrachant à l’étreinte de Katla. « Tva sulinni es en serker inni… sarinni, dothinni.

— C’est Katla Aransen, mon amie des Îles du Nord », expliqua Saro avec toute la douceur dont il était capable. La perte de Falo devait avoir achevé de plonger Alisha dans la folie. « Et elle a été gravement blessée. » Il mit un genou en terre près de la Nomade. « Alisha, je sais que tu es très douée avec les herbes et les plantes, voudrais-tu examiner sa plaie ? »

La Nomade le regardait, les yeux écarquillés. « Useras-tu de l’eldistan pour mon fils, si je le fais ? »

Saro secoua la tête. « Non, Alisha, dit-il avec fermeté. Tu sais que je ne le puis. »

Elle croisa les bras. « Alors je ne peux pas t’aider. »

Avec un soupir, Saro jeta un coup d’œil à Mam. Celle-ci haussa les épaules. « Chaque moment perdu est un moment perdu, déclara-t-elle, énigmatique.

— Viens avec nous, Alisha, reprit Saro d’un ton pressant. Partons d’ici. Nous retournons dans le monde, à présent. Si tu restes ici, tu mourras. »

Un instant, le visage noirci par le soleil eut une expression rusée ou pensive. « Je vous suivrai, dit simplement la Nomade. Laissez-moi encore un peu avec mon fils. Je vous suivrai. »

 

*

*   *

 

Ils la laissèrent donc et reprirent leur chemin le long de la pente rocailleuse, en essayant de ne pas trop secouer Katla. C’était difficile, car même si la gravité jouait en leur faveur, la lumière ne le faisait point. Ils pouvaient à peine voir devant eux lorsqu’ils arrivèrent enfin aux profonds défilés qui s’ouvraient sur les chaotiques collines épineuses situées au pied de l’Échine du Dragon. L’air de la nuit les enveloppait, alourdi par le soufre et la chaleur emmagasinée pendant la journée.

À un moment donné, Saro perdit l’équilibre dans les cailloutis, et Katla frappa le sol avec un choc qui lui arracha un cri. Après cela, il continua avec plus de lenteur, d’un pas glissant, un pied à la fois. Des pierres ricochaient dans la pente et s’entrechoquaient avant de s’écraser plus bas avec fracas. Saro frissonna. S’il n’était pas plus prudent, ils finiraient tous trois de la même manière.

Sur les pentes moins élevées et couvertes de cendres, l’air s’éclaircit un peu, laissant la lueur de la lune leur indiquer de meilleurs chemins, et ils progressèrent plus vite.

Lorsqu’ils arrivèrent à la petite oasis aride où ils avaient laissé leurs montures, ils se sentaient tous trois aussi secs que des os. Saro et Mam délivrèrent Katla de ses liens pour la déposer sur le sable, puis ils remplirent les gourdes à ce qui restait d’eau dans le petit étang. Les chevaux hennirent doucement en les voyant, comme rassurés de retrouver les signes d’une vie humaine normale après toutes les bizarreries des jours précédents. Leur maigre repas fut constitué de farine, de pain qui avait tellement durci dans l’air brûlant qu’il était impossible à mâcher si on ne le détrempait pas, et d’une poignée de fruits secs. Puis Saro renoua les liens de Katla au cas où elle se débattrait dans son sommeil ou – plus vraisemblablement – essaierait de se lever. Et ils s’endormirent enfin, côte à côte dans l’herbe de maram.

 

*

*   *

 

Le jour suivant, l’état de Katla avait empiré. Elle gémissait dans son sommeil et ne s’éveillait pas. Quand Saro posa une main sur son front, celui-ci était brûlant et trempé de sueur. Il ne dit rien à Mam, mais elle put voir à ses lèvres serrées à quel point il était inquiet. Il scruta les défilés rocheux menant à la montagne pour voir si Alisha s’en venait, car si quiconque savait comment le mieux traiter la fièvre, c’était une guérisseuse nomade. Mais il n’y en avait pas trace, et il renonça finalement à guetter.

Il passa une longue heure à essayer de mettre au point une sorte de traîneau auquel ils harnacheraient les chevaux pour tirer Katla à travers le désert, mais quand il s’y étendit pour laisser Mam le tester, il put ressentir toutes les petites bosses comme des chocs qui lui partaient de l’échine pour vibrer dans ses os. Il comprit que cela ne servirait de rien. Il défit plutôt les liens de Katla pour enlever les deux épées et Mam souleva le corps fiévreux : il le prendrait sur son cheval bai qui dansait, énervé. Tenir ainsi Katla entre ses bras, sa tête sous son menton, avec ses cheveux soyeux qui lui effleuraient la joue, c’était comme une invasion de l’intimité de la jeune fille, mais il ne pouvait imaginer une autre solution. Et pourtant, lorsque Mam proposa d’en faire autant après plusieurs heures, Saro secoua la tête : « Non, c’est bien, murmura-t-il. Cela m’est égal, même si nous devrions peut-être échanger nos montures après l’arrêt suivant, pour les fatiguer à tour de rôle. »

Loin de regimber à la tâche, il trouvait réconfortante la proximité de Katla, le musc légèrement épicé de sa sueur, la façon dont il sentait son dos s’incurver contre sa poitrine à chaque souffle. Du moins la savait-il toujours vivante. Et puis, si elle reprenait soudain conscience, désorientée, elle se débattrait sûrement. Mam était plongée dans son propre chagrin, et il ne se fiait qu’à lui-même pour être assez alerte et éviter à Katla ce qui serait peut-être une chute fatale. Quoique, si elle s’éveillait entre ses bras, elle pourrait peut-être se jeter à bas du cheval par simple colère.

Ils continuèrent d’avancer pendant tout la journée dans le four du désert, et pendant la nuit, car la lune presque pleine étincelait dans un ciel sans nuages, et il semblait raisonnable de parcourir le plus de chemin possible tant que les conditions étaient favorables. Saro rêvait sur son cheval, les yeux grands ouverts, le corps conscient des plus petits mouvements de Katla, mais il rêvait. Il rêvait d’une maison faite de blocs de granit, aux murs si épais et si solides que nul ne pourrait les incendier ou les abattre. Du lichen doré poussait sur l’ardoise du toit, où des choucas bavardaient amicalement ; des fleurs éclatantes dont il ignorait le nom ouvraient leurs corolles près de la porte. Une lueur rosée baignait la scène, comme si le soleil se couchait, et, quand il se tournait, dans son rêve, c’était pour voir Katla qui gravissait la colline vers lui, sa chevelure rouge dénouée jusqu’à la taille, un grand sourire sur les lèvres, portant à pleines mains un poisson rayé qu’elle lui tendait comme si elle lui avait offert toute la générosité du monde. Derrière elle, des petites embarcations flottaient sur une mer tranquille ; des mouettes criaient dans le ciel.

Des larmes se mirent à ruisseler sur le visage de Saro.

Un peu plus tard, Katla gémit en remuant dans ses bras, l’éveillant complètement, et il la serra contre lui par réflexe, lui arrachant un cri.

« Chut, Katla, chut. Tout va bien. Vous êtes en sûreté. » Il le souhaitait de tout cœur.

« Où sommes-nous ? » Elle ouvrait des yeux étonnés en regardant autour d’elle, déconcertée, effrayée. « J’ai rêvé que j’étais entraînée dans les feux de la montagne, une épée rouge au côté. J’ai rêvé que les morts me tombaient dessus et que j’étais morte aussi…

— Nous allons vers le nord. Nous traversons le Quartier des Os. Il n’y a pas encore eu de vent, nous sommes chanceux. Nous continuerons aussi longtemps que nous le pourrons. Nous devons vous emmener dans un endroit sûr. »

Katla mit fin à ses faibles efforts pour bouger. « Tu m’as tenue ainsi tout du long ? » demanda-t-elle en tournant la tête afin de pouvoir le regarder en face.

La lune accrochait un éclat argenté dans les yeux de Saro, la lune, ou des larmes. Il hocha la tête en silence. Qu’elle ne se fût pas aussitôt mise en colère indiquait assez, s’il en était besoin, la gravité de son état. « Comment vous sentez-vous ? » demanda-t-il d’un ton bourru lorsqu’il eut suffisamment maîtrisé sa voix.

Katla fronça les sourcils en fermant les yeux. « Je ne sais pas. J’ai mal quelque part, une pulsation sourde, comme un poing qui s’ouvre et se ferme en moi. »

Saro dégagea une de ses mains pour lui tâter le front. Il était toujours aussi brûlant, malgré le froid nocturne du désert.

 

*

*   *

 

Vers le milieu de la journée suivante, après avoir chevauché aussi longtemps qu’ils le pouvaient sans prendre de repas, ils arrêtèrent les chevaux à l’ombre d’une haute dune. Ils seraient à l’abri du soleil jusqu’à ce qu’il la contournât, ce qui prendrait quelques heures, assez longtemps pour nourrir et abreuver les chevaux, et dormir un peu.

Les bêtes broutèrent de bon gré l’herbe desséchée que Mam avait coupée dans l’oasis, même s’ils s’agitèrent en secouant la tête lorsqu’il n’y en eut plus.

Après avoir installé Katla aussi confortablement que possible, Saro s’assit un moment près d’elle pour la regarder dormir. Sous la peau fine de ses paupières délicatement veinées, ses yeux bougeaient rapidement. Elle rêvait encore, des rêves qui la perturbaient. Son visage était de nouveau couvert de sueur. Saro se sentit la poitrine étreinte de l’appréhension désormais familière. Il ne pouvait souffrir de la voir ainsi tourmentée. Il se roula en boule auprès d’elle et ferma les yeux.

Un hennissement le tira de sa semi-inconscience. Il resta sans bouger dans l’ombre de la dune, les paupières serrées pour échapper à l’éclat du soleil, et attendit d’entendre le son se répéter. Comme ce n’était pas le cas, il retomba dans un sommeil agité où il était impossible de trouver le confort pendant plus de quelques instants ; il rêva qu’il pouvait voir les os à travers la peau de Katla et que, sur sa propre poitrine, la pierre de mort luisait, avide d’être utilisée.

Quelque chose le toucha, lui chatouillant le cou. Il agita une main, mollement, et la sensation disparut. Un insecte, pensa-t-il, ensommeillé, et il se retourna sur le côté.

Quelques moments plus tard, la sensation revint, effleurant sa clavicule, sous le col de sa tunique. Cette fois, plus par instinct que par réflexion, sa main vint attraper ce qui troublait son repos. Ses doigts se refermèrent sur un objet dur et mince d’origine indéterminée. Quelqu’un poussa un petit cri. Sans relâcher son étreinte, il se redressa d’un seul coup.

« Alisha ! »

La Nomade était penchée sur lui, les pupilles largement dilatées dans la lueur mourante du jour, mais que son expression fût due à la crainte ou à la fureur d’avoir été contrariée dans sa fouille, impossible de le dire. Comment déchiffrer une expression sur un visage presque réduit à son ossature par l’épuisement, les privations et le chagrin, presque réduit à du cuir par la féroce atmosphère du désert et du volcan ? Ce qui lui restait de vie semblait s’être réfugié très profondément en elle, entretenu par son obsession à l’égard de son fils défunt.

Saro la repoussa avec douceur en relaçant sa tunique. La pierre de mort luisait contre sa peau, dans sa pochette, révélant dans sa lumière pâle la trame du lin. Cela n’avait donc pas été entièrement un rêve.

« Je t’en prie, donne-la-moi. » La voix d’Alisha était un fragile murmure, le bruissement d’une aile d’insecte sur une lampe. « J’en ai besoin pour Falo. »

Que dire qu’il n’eût déjà formulé ? Elle était au-delà de toute raison. Il regarda derrière elle pour voir trois chevaux attachés au long couteau que Mam avait profondément planté dans le sable, alors qu’il n’y en avait eu que deux auparavant. L’un d’eux était plus grand, plus sombre et de plus nobles proportions que les autres. Saro frissonna. Comment l’étalon avait-il survécu aussi longtemps sans la pierre ? C’avait été une créature à la volonté de fer, un coureur-né, un compétiteur acharné ; sa volonté ardente de survivre malgré tout luisait comme une braise dans l’œil que pouvait voir Saro.

Sur son dos se trouvait un paquet bien ficelé. Saro poussa un soupir. Lorsque Alisha ne s’était pas présentée à l’oasis, il avait espéré qu’elle avait dit ses derniers adieux au garçonnet, mais ce n’avait de toute évidence pas été le cas. Il se leva, les mâchoires serrées, et s’approcha à grandes enjambées de Présage de la Nuit. Les autres chevaux s’étaient écartés le plus possible de l’étalon, étirant leurs rênes, les yeux fous. Il ne les en blâmait point : une telle proximité des morts suffisait à rendre folle la plus douce des créatures.

Les doigts tremblants, il défit les courroies qui retenaient le cadavre de Falo sur la croupe du cheval et s’éloigna dans le désert avec son pathétique fardeau.

Avec un hurlement, Alisha se jeta à sa poursuite, pour rencontrer le mur solide des muscles de Mam. « Assez, dit la mercenaire. Nous garderons le cheval jusqu’à ce qu’il s’écroule. Mais le monde a repris ton enfant, et tu dois le laisser aller. »

Saro ensevelit le petit corps loin dans les sables, aussi profondément qu’il le pouvait avec un simple coutelas et une dague. Il passa un long moment à empiler ce qu’il pouvait trouver de pierres sur le cadavre de Falo. La tombe ne soutiendrait peut-être pas l’assaut d’une grande tempête de sable, mais elle garderait l’enfant jusqu’à ce qu’ils se fussent assez éloignés et qu’Alisha ne fût plus en mesure de le déterrer.

 

*

*   *

 

La Nomade passa toute la nuit à délirer en sanglotant et, comme il n’était pas question de dormir ainsi, ils continuèrent de chevaucher jusqu’à l’aube. Elle finit par se calmer, comme si la distance qui étirait le fil la reliant à son fils avait un effet direct sur son état d’esprit. Dans l’après-midi, elle était repliée sur elle-même et sa folie avait décru. Elle s’endormit lorsqu’ils établirent leur campement.

 

*

*   *

 

Le jour suivant, lorsque Saro porta la gourde aux lèvres de Katla, elle but trois gorgées puis s’étouffa en toussant si violemment qu’elle cracha du sang. Elle lui dit que respirer était douloureux. Il était épouvanté, mais essaya de n’en rien montrer. Il la laissa adossée avec précaution contre son paquetage et alla trouver Mam, qui secoua tristement la tête.

« Mauvais signe, mon garçon. Ce doit être une infection qui s’est aggravée, ou une blessure interne qui se révèle. Elle ne sortira pas vivante du désert. Autant t’y préparer. »

Il partit s’asseoir à l’écart dans un wadi aux reliefs tortueux où l’ombre était profonde et fraîche, en essayant d’envisager la suite de ses actes. Ils allaient aussi vite qu’ils le pouvaient mais le désert s’étirait toujours à perte de vue de tous côtés autour d’eux, impitoyable, infini. Cependant, l’Échine du Dragon qui se détachait clairement à l’horizon austral semblait certainement avoir diminué de taille. Ils sortiraient sûrement des sables le jour suivant. Mais sinon, et si l’état de Katla continuait de se détériorer ? Il ne pouvait simplement la laisser mourir, il le savait. Il avait vu Virelai guérir à l’aide de la pierre, mais pouvait-il, lui, en harnacher le pouvoir pour faire le bien ? Il ferma les yeux en essayant de repousser sa soudaine panique, sachant qu’il n’était pas assez fort. « Oh, comme je voudrais que tu sois là, Virelai… » Ce n’était qu’un murmure, mais on l’entendit.

« Virelai ? »

Alisha Alouette-du-Ciel se tenait sur le bord du wadi au-dessus de lui et le regardait. Dans la clarté de la lumière, on aurait dit que ses yeux étaient des turquoises, un fort contraste avec la peau noircie de son visage.

« Est-il toujours vivant ? » demanda-t-elle avec une sincère et intense curiosité.

« Oui », répondit Saro en se rappelant comme le sorcier avait été réservé à propos de la femme qu’il avait aimée et des circonstances dans lesquelles ils s’étaient séparés. Maintenant qu’il en savait davantage, il pouvait comprendre la réaction de Virelai. « Oui, lorsque je l’ai laissé à Jétra, il était bien vivant. »

Elle s’assit les jambes pendant dans le vide. « Je l’aimais, tu sais.

— Et lui t’aimait. Je suis sûr que vous vous retrouverez. »

Elle secoua la tête. « Il me hait, désormais. » Elle réfléchit un instant. « Et il a peur de moi, aussi. J’ai utilisé la pierre de mort pour lui. Je l’ai ressuscité.

— Il était mort ? » Saro était horrifié.

Elle acquiesça, le regard voilé. « Son histoire était déjà plus étrange que tout, mais je ne pouvais souffrir de le voir ainsi, avec ses beaux yeux devenus opaques et le sang caillé dans ses cheveux. Il ne m’a pas remerciée pour l’avoir fait revenir.

— La dernière fois que je l’ai vu, il m’a guéri, dit Saro. Mes mains et mes pieds avait presque disparu, je mourais de ma putréfaction et de mon désespoir, et il m’a guéri. Une lumière dorée émanait de lui, on aurait dit qu’il en débordait. »

Elle sourit, et son visage flétri en fut soudainement transfiguré. Saro put voir un instant une ombre de son ancienne beauté. Peut-être la nourriture, le repos et l’éloignement de la folie qu’ils laissaient derrière eux la restaureraient-ils. Peut-être tout serait-il restauré. Sauf Katla.

Comme si elle avait lu dans son esprit, Alisha dit brusquement : « La fille aux cheveux roux, elle se meurt, n’est-ce pas ? »

Saro acquiesça, misérable. « Je semble incapable de faire quoi que ce soit pour elle. » Il croisa le regard d’Alisha. « Et je n’userai point de la pierre. »

Elle ne détourna pas les yeux. « Je sais, dit-elle avec douceur. C’est une chose terrible, et elle pousse les êtres faibles à des actes terribles. Mais je suis prête à présent à faire ce que tu me demandais, sur la montagne.

— Tu examineras sa blessure ? »

Elle écarta les mains : « Je n’ai pas grand-chose avec moi, sinon mon savoir et les quelques simples que j’ai sauvés de… » Elle se mordit les lèvres.

Avec une terrible clarté, Saro se rappela le contenu des chariots éparpillés sur la plaine, entre les cadavres disloqués et sanglants abandonnés par la milice.

« Je ne suis pas sûre que cela suffira. »

Mais il était déjà debout.

 

*

*   *

 

En déroulant la dernière bande qui tenait l’abdomen de Katla, Alisha laissa échapper le souffle qu’elle avait retenu. Autour de la plaie, la peau était livide, brûlante et boursouflée. La plaie elle-même était jaunâtre et collante, et du sang séché avait noirci sous l’étrange pellicule de peau qui recouvrait la partie la plus sérieusement atteinte, et où l’on pouvait voir les entrailles, pourpres et emmêlées en dessous. Une odeur putride commençait de s’en échapper.

Alisha écouta le cœur de Katla, un battement rapide. Elle releva la tête du torse de la jeune fille avec une expression chagrine. « Ce n’est pas naturel, dit-elle à mi-voix. Pas naturel du tout. » Elle n’élabora pas et, lorsque Saro lui demanda ce qu’elle voulait dire, elle écarta sa question d’un geste de la main. « Fais-moi bouillir de l’eau, ordonna-t-elle. Juste un peu. Fais-la bouillir puis laisse-la refroidir un peu, et alors, apporte-la-moi. »

Il obtempéra, heureux de se voir attribuer une tâche simple qui lui ferait oublier ce qu’il aurait voulu n’avoir point vu.

Lorsqu’il revint, Alisha avait tiré quelques objets de sa sacoche : un mortier et un pilon, quelques paquets de lin attachés par des tiges d’herbe, une longue cuillère d’étain. Elle tria les paquets en les reniflant tour à tour jusqu’à ce qu’elle eût trouvé celui qu’elle voulait. Elle l’ouvrit avec précaution. Il s’y trouvait un petit tas de plantes si desséchées qu’elles s’émiettèrent à son contact. On aurait dit de la menthe, se dit Saro, en sentant son espoir retomber.

« Qu’est-ce ? demanda-t-il.

— De la prunelle commune », répondit Alisha, ce qui signifiait moins que rien pour lui. « Les Nomades l’appellent la plante-qui-guérit. Les soldats astucieux en emportent avec eux à la guerre. Elle est bien connue pour aider le corps à guérir les blessures internes. Si je lui donne en sirop, cela éliminera la putréfaction, et si j’en applique en onguent sur la peau, cela aidera aussi. Une fois réglé le problème de l’infection, la fièvre devrait tomber d’elle-même. Et puis, il y a la rue-de-chèvre. »

Cela semblait assez déplaisant. Saro regarda la Nomade transformer l’herbe en pâte avec un peu d’eau, puis y ajouter quelques baies tirées de son sac. Lorsque le sirop fut prêt, elle demanda à Saro d’asseoir Katla et, tandis que Mam tenait la tête de celle-ci comme dans un étau, elle déversa dans sa gorge des cuillerées du liquide. Saro obstrua le nez et la bouche de Katla pour qu’elle avale et ne puisse recracher en toussant. Une fois refroidi, le reste fut appliqué sur la blessure. Alisha demanda à Mam de replacer le bandage, arguant de son état de faiblesse. « Je ne pourrai jamais le serrer assez fort, dit-elle. Et maintenant, je dois m’occuper de ses poumons. »

Elle chercha de nouveau en reniflant parmi ses herbes, l’air mécontent. Elle ouvrit un paquet, pour le refermer en marmonnant « trop sec », en prit un autre en soupirant. « Centaurée pourpre », répondit-elle à Saro, curieux. « Ce n’est pas ce que je choisirais, mais le bouillon blanc est tombé en poussière. »

Dans le paquet se trouvaient des tiges sombres et un tas de fleurs pourpres. Saro en prit une pour la renifler à son tour. « Je connais celle-ci ! Elle pousse sur les collines d’Altéa.

— Elle pousse dans la plupart des pâturages situés en altitude, pourvu qu’il y ait de la craie dans le sol. J’ai trouvé ceci à Auréa avant… » Elle se tut.

Saro baissa les yeux.

Alisha fit bouillir la plante, tamisa le liquide, le fit bouillir et le tamisa de nouveau, jusqu’à l’obtention d’un liquide épais d’une couleur indéterminée – une surprise pour Saro, compte tenu de la couleur des fleurs. L’odeur en était affreuse. Alisha lui confia la décoction. « Tu vas devoir sacrifier une outre, lui dit-elle. Katla aura besoin d’en boire une bonne mesure trois fois par jour pendant plusieurs jours pour que cela ait de l’effet. Et c’est ton travail », conclut-elle aigrement.

Saro la regarda ranger de nouveau ses affaires. « Tu ne veux pas la toucher, n’est-ce pas ? » dit-il, accusateur.

Le regard voilé d’Alisha fut sa seule réponse.

 

*

*   *

 

Quelle que fût la nature de ce qu’Alisha avait administré à Katla, cela sembla prendre effet le jour suivant, alors qu’ils quittaient les dernières dunes du vaste désert pour arriver dans les territoires sauvages et rocailleux, hérissés de buissons, qui en constituaient la frontière. La patiente dormait, son souffle n’était plus court et bruyant comme ils s’étaient habitués à l’entendre pendant la nuit. Et sa température avait baissé. Mam, qui avait pris soin de cent blessures sur des champs de bataille, s’était chargée de changer les pansements, et elle déclara que la lividité disparaissait et que l’enflure diminuait. « Elle pourrait bien survivre », dit-elle à Saro, avec son caractéristique et dérangeant rictus.

La Nomade considérait Katla avec un petit sourire, la tête penchée de côté. Elle avait poussé son cheval près d’elle pour l’examiner sept ou huit fois par jour, Saro l’avait remarqué, et ce sourire semblait indiquer une fierté toute professionnelle devant le succès de ses médicaments. Être redevenue une guérisseuse semblait avoir en partie guéri Alisha elle-même. Elle ne parlait plus de Falo, même si ses yeux se voilaient parfois et si elle laissait l’étalon traîner derrière les autres chevaux, perdue dans une profonde méditation.

La nuit, les étoiles brillaient avec tant d’éclat qu’elles étaient presque pénibles à regarder. L’Œil de Falla étincelait, un phare pour leur randonnée. Ils avaient eu de la chance dans le désert, le temps avait été beau. Mais la vie avait enseigné à Saro trop de dures leçons pour lui laisser espérer que tout irait bien.

 

 

43. L’Appel

 

Au milieu des atrocités de la guerre, tous ceux qui le pouvaient s’enfuirent de Céra, craignant pour leur vie, sans savoir où ils iraient. Certains erraient à l’intérieur des terres, pathétiques, couchant dans des granges ou des appentis ; d’autres marchaient, poussés par la haine et le désir de vengeance, jusqu’à en trouver d’autres comme eux, avides de repousser l’ennemi une fois pour toutes loin de leurs rivages.

Mais d’autres entendaient un autre appel, un appel silencieux qui semblait émaner de l’air ou des pierres. Et ceux-là s’arrêtaient en plein milieu de leurs occupations pour découvrir que leurs pensées se tournaient vers l’étrange désert de cendre situé au nord-ouest de Céra. Rien de tangible ne pouvait se présenter pour eux à la fin d’un tel voyage, car rien ne vivait là et c’était inhabitable. Mais ceux qui ouvraient leur cœur étaient envahis de certitude : l’espoir les attendait là-bas, où leurs nobles et leurs marchands se rassemblaient chaque année pour commercer, échanger les dernières rumeurs, arranger des mariages et régler des procès. Le lieu qui leur était commun à tous : la Plaine de Tombelune.

Là où, selon une hérésie, la déesse Falla et son félin siégeraient sur son rocher et chanteraient pour la Lune, d’où le roc était tombé, afin de les ramener tous à elle. Ou, selon une autre hérésie, là où Falla et son frère et époux, Sirio, s’étaient fusionnés en une union mystique avec le grand félin – l’Homme, la Femme, la Bête : les Trois en Un – afin de vaincre la Mort elle-même et apporter la magie en ce monde. On avait jeté au bûcher tant de ceux qui racontaient cette vieille histoire que peu de gens se la rappelaient à présent. On avait depuis longtemps éliminé Sirio des anciennes légendes du Sud, le transformant de pourvoyeur de semence en guerrier puis en divinité mineure, pour l’effacer enfin complètement. Comme pour Falla dans le Nord, chaque culture n’adorait qu’un aspect de la divinité, et un seul.

Pour atteindre leur destination, ces voyageurs étaient forcés de se diriger d’abord vers le sud puis d’obliquer au nord-ouest autour du vaste golfe ouvert par l’Océan du Nord dans le continent istrien : les Eyrains tenaient la mer sur cette côte, qui aurait constitué le meilleur itinéraire.

Ils y rencontrèrent d’autres voyageurs, des échappés de Sestria et d’Ixta, de Hédéra et de Forent. Devant eux s’étendaient les Skarns, féroces en cette saison de blizzard et d’avalanches traîtresses. Et pourtant, nul ne rebroussa chemin.

Plus au sud, émergeant au nord du Quartier des Os, des voyageurs las eurent la chance de rencontrer un pieux marchand et sa famille qui possédaient une barge de commerce sur la rivière Dorée et se dirigeaient avec célérité et sans marchandise aucune vers la côte nord. Deux de ces voyageurs étaient en état d’aider avec les écluses et les rames. À l’écart, l’épouse du marchand avait fait le signe protégeant du mauvais œil lorsqu’elle avait vu la Nomade, mais comme la guérisseuse l’avait débarrassée de ses verrues, elle fut bientôt tout sourires. Le quatrième membre du groupe était comme morte ; le marchand s’attendait à devoir la jeter par-dessus bord à Talséa, ou à Pex.

La convocation – car c’en était une – se rendit bien plus loin que l’Istrie. Loin au nord, dans les îles du royaume eyrain, des vieillards posaient les filets qu’ils réparaient et écoutaient avec attention, comme si le vent, ou le brouillard qui roulait de la mer, avait porté une voix. Les enfants cessaient de jouer et tendaient l’oreille, ou se couchaient sur le sol, comme dans un rêve. Des femmes qui étendaient la lessive ou pilaient du grain fermaient les yeux, le front un peu plissé, comme si elles étaient concentrées.

Un groupe de femmes des villages situés entre Ness et Eau-Noire prirent la mer dans les barques de pêche qui avaient été tirées au sec pendant que leurs époux étaient à la guerre. « On nous a promis un bon passage », confia mystérieusement Hesta Aralsen à sa cousine Merja qui se demandait s’il était bien sage de traverser l’Océan du Nord sans navigateur ni même un homme à bord. « Nous saurons. »

De vieux marchands se surprenaient à rêver de la traversée entre Halbo et la Plaine de Tombelune, avec les dessins des constellations très clairs dans leur esprit, et le désir du voyage qui vibrait encore en eux lorsqu’ils se réveillaient. Certains obéirent à ce désir, d’autres non. On tira au sort, dans certaines familles, pour savoir qui partirait et qui resterait pour prendre soin du bétail, des fermes, des enfants et des vieillards. Une extraordinaire flottille fit voile depuis le continent eyrain : de vieilles mais belles barges de commerce, des knarrs, des bateaux de pêche aux voiles usées et rapiécées, des ketchs et des chalands : aucune embarcation ne semblait trop humble ou trop petite pour se joindre à l’appel. On vit même certains des vaisseaux récemment revenus de l’Empire, bourrés de butin, le débarquer sur les quais, embarquer des provisions, et repartir vers le sud.

Tout le monde ne se rendait pas à la Plaine de Tombelune avec dans le cœur un espoir par anticipation. Car malgré les multitudes qui avaient entendu l’appel et y avaient répondu, aussi bien en Eyra qu’en Istrie, il y avait aussi ceux qui avaient fermé leur cœur en s’accrochant à des croyances et des haines chéries depuis longtemps, ces croyances et ces haines qui avaient constitué le cadre sûr et indéniable de leur monde, et sans lesquelles tout n’était que chaos et déraison. Ceux-là ceignirent leur épée, prirent bouclier et cheval, et marchèrent ou voguèrent à la rencontre du vieil ennemi.

Dans les derniers jours de l’hiver d’Elda, près de trente mille personnes convergeaient sur la Plaine de Tombelune.

 

 

44. Tombelune

 

Virelai contemplait les pics déchiquetés qui s’étiraient dans le lointain, devenant indistincts pour se fondre au ciel dans une brume de rêve. Il se sentait lui-même une créature incertaine, un pied dans chaque monde et n’appartenant entièrement à aucun. Il était un homme, élevé par un mage comme un serviteur. Mais il était aussi, semblait-il, le fils des dieux. Qu’est-ce que tout cela faisait de lui ? Il l’ignorait, et découvrait que cette idée ne tolérait ni un long examen, ni une étude raisonnée.

Devant lui, au-delà de la longue file de soldats qui les précédaient, un col distant annonçait l’orée du profond défilé qui les mènerait à la Plaine de Tombelune.

La dernière fois qu’il avait ainsi traversé les Skarns, ç’avait été en la joyeuse compagnie des Nomades en route vers la Grande Foire. Avec la Rosa Eldi et sa chatte – deux des plus puissantes divinités d’Elda – enfermées à l’arrière de son chariot. Il avait passé le plus clair de ce temps de loisirs avec Alisha, dans le réconfort de la chaleur humaine, peau contre peau, et il s’était vraiment cru libéré du destin auquel il avait échappé. Comme c’était différent à présent !

On ne s’était arrêté que quelques heures depuis le début du voyage. Il était endolori des pieds à la tête, mais même sa monture ne semblait pas désireuse de se reposer. Oreilles pointées, tête nerveuse qui regimbait sans cesse à sa main sur les rênes, elle semblait avide d’atteindre leur destination. Ou peut-être le cheval sentait-il l’appel de la Rose du Monde comme les hommes qui chevauchaient à ses côtés, les yeux rivés à ce dos mince et à la façon dont ses hanches étroites étaient posées sur le solide poney qui la portait.

De temps à autre, elle se retournait sur sa selle pour jeter un coup d’œil vers eux et vers l’armée qui se traînait à leur suite, avec une expression indéchiffrable qui semblait à Virelai plus proche de la satisfaction que de n’importe quelle autre émotion. Ses yeux verts si frappants dans l’ovale pâle de son visage passaient sur eux, et elle souriait, un sourire infime, avant de se retourner de nouveau vers l’horizon du nord, avec ses cheveux blond-argent qui cascadaient sur son dos. Et quand Virelai jetait un regard de côté, il pouvait voir le laid visage de Manso Aglio détendu par le plus stupide des sourires, et l’impatience de Tycho Issian.

Mais à un moment donné, elle se retourna et ses yeux étincelaient d’une excitation qui semblait crépiter dans tout son corps.

« Il arrive ! » souffla-t-elle. Et, renversant la tête en arrière, elle éclata de rire, un rire qui se réverbéra sur les pics rocheux comme l’écho d’un cri de triomphe.

« Que veut-elle dire ? » murmura Manso Aglio au sire de Cantara, sans savoir pourquoi il baissait la voix.

Tycho grinça des dents. « À ton avis, imbécile ? Ravn Asharson, évidemment. Le maudit Étalon du Nord. »

 

*

*   *

 

« Pourquoi, au nom de tout ce qui est sacré, feraient-ils marcher une armée à travers les Skarns ? » Ravn Asharson frotta ses yeux brouillés par le vin pour regarder fixement celui qui lui avait apporté la nouvelle.

Le duc de Passorage secoua la tête. « Je n’en ai pas la moindre idée. Mais ce n’est pas tout. »

Et il apprit au roi eyrain les mouvements rapportés par d’autres éclaireurs, qui n’étaient pas seulement ceux de troupes armées.

« La Plaine de Tombelune, Ravn. Ils vont tous là. »

Le roi fronça les sourcils. C’était là que tout avait commencé, là qu’il avait pour la première fois jeté les yeux sur la femme dont la perte le hantait jour et nuit. Le sire de Cantara voulait faire de la dernière bataille un geste symbolique, alors ? Il se leva, en vacillant, et le flacon qu’il avait été en train de boire tomba en répandant son contenu. Noir comme du sang, le vin se déversa sur les dalles, une grande ombre liquide de l’homme qui se tenait là.

« Que la flotte soit prête, Bran. Nous partons pour la Plaine de Tombelune à la prochaine marée ! »

Passorage quitta la chambre avec le soupir d’un homme accablé par la perspective d’une logistique cauchemardesque.

 

*

*   *

 

Plus tard dans la matinée, ils rattrapèrent leur première caravane de voyageurs – une collection hétéroclite : quelques Nomades, des paysans istriens, des femmes sans voiles, des hommes vêtus d’habits grossiers ou de rudes tuniques, et tous sans armes.

Les gens qu’ils dépassaient ne pouvaient détourner les yeux de la femme qui chevauchait avec la grande armée. Ils la contemplaient, émerveillés, ravis. Elle, en retour, leur souriait.

Par contraste, Tycho Issian les regardait avec dégoût : c’était la lie de la terre, la racaille qui avait échappé à ses bûchers. S’il n’avait été aussi pressé, il en aurait purifié la face d’Elda. « Hors de mon chemin ! » criait-il avec une rage incontrôlée, en assenant de grands coups de fouet autour de lui.

Un de ces coups frappa le visage découvert d’une femme, comme il l’avait espéré, y traçant une profonde marque écarlate, de la pommette à la mâchoire, et la créature tomba à genoux en poussant un hurlement.

« Si tu étais vêtue avec la modestie qui convient à une femme de mon pays, ce ne serait pas arrivé. Considère-le comme une leçon ! » siffla-t-il en essuyant le fouet sur la crinière de son cheval.

Mais la Rose du Monde glissa au bas de sa monture et s’approcha de la femme. « Courage », dit-elle avec douceur, en pressant la paume de sa longue main contre la joue déjà enflée. Lorsqu’elle la retira, il y avait du sang sur ses doigts, mais non sur la femme. Même la marque de la coupure s’effaçait. La Rosa Eldi toucha la soie blanche de sa robe. Lorsqu’elle posa sur Tycho Issian un regard plein de répulsion, la trace exacte d’une main sanglante était bien visible sur son giron.

« Fais du mal à mon peuple et tu me fais du mal », lui dit-elle avec un courroux glacial. Elle retourna à sa monture. Le cheval, une bête aux taches blanches et noires, à l’œil indompté et aux viles dents jaunes, hennit avec douceur et la poussa du museau, dérangé par la soudaine odeur de sang. Puis il plia ses pattes antérieures et s’agenouilla afin de permettre à la Rosa Eldi de remonter en selle avec une gracieuse aisance.

Des murmures d’admiration respectueuse coururent parmi les voyageurs qui les entouraient. Des soldats s’étirèrent le cou pour mieux voir la femme pâle. C’était une femme rare, on pouvait difficilement reprocher son intérêt au sire de Cantara.

Tycho Issian détourna les yeux. Il avait vu la haine dans les yeux de la Rose du Monde. Une minuscule étincelle d’instinct de survie s’alluma en lui, le pressant d’abandonner son projet, de la laisser aller où elle voulait, avec qui elle voulait, pendant qu’il le pouvait encore, avant qu’il ne fût trop tard. Mais son obsession maniaque étouffa ce cri dans l’œuf. Ils poursuivirent leur chemin, vers le nord, vers le fatal destin du monde.

 

*

*   *

 

Devant la vaste embouchure par laquelle la rivière Dorée s’abandonnait à l’Océan du Nord, de nombreuses silhouettes de navires se découpaient à l’horizon. Katla Aransen se redressa avec peine sur un coude pour en fixer un en particulier, la figure de proue à l’aspect bestial, bouche béante, dents effilées, et le dessin puissant de la coque.

« C’est Le Troll de Narth, murmura-t-elle. Je le reconnaîtrais n’importe où. »

Le marchand et sa femme se cachaient dans la cale. La vue d’un grand navire eyrain, si légendaire fût-il, ne les ravissait pas, eux. Pour sa part, Saro avait les yeux écarquillés de stupeur. Ailleurs, des embarcations de toutes sortes convergeaient vers les voies marines menant à l’ouest.

Mam, au gouvernail, plissa les yeux. « Il se passe quelque chose de très étrange », s’exclama-t-elle, une intuition qui n’était pas en vérité des plus remarquables.

« Oui, étrange en vérité… », dit Katla en se recouchant – chaque mouvement était un pénible effort – … que Le Troll ait survécu à une traversée de l’océan. On doit avoir désespérément besoin de bateaux en Eyra si on en est réduit à utiliser le plus vieux navire des Îles. »

Alisha sourit. « Tombelune, fit-elle à mi-voix. Ils vont tous à la Plaine de Tombelune. »

Saro poussa un soupir. Il avait parcouru ce même chemin l’année précédente pour se rendre à sa première Grande Foire, voilà une éternité, lui semblait-il. Et il était maintenant bien différent du garçon innocent et plein d’espoir de cette époque.

« Je peux le sentir », affirma soudain Katla. Elle avait fermé les yeux. Des gouttelettes de sueur étaient apparues sur son front. Ses joues étaient d’une pâleur cendreuse.

Un souci renouvelé transperça Saro. « Votre blessure ? Elle vous fait mal ? » Il lui toucha l’épaule, en souhaitant pour la première fois que Guaya n’eût point repris son don. Il soupçonnait Katla d’un dangereux stoïcisme lorsqu’il s’agissait de ses blessures, car elle se plaignait rarement.

Les yeux de la jeune fille se rouvrirent brusquement. « Le Roc, idiot. Je peux sentir le Roc. »

Saro fut renvoyé à ce premier matin de la Foire, alors qu’il s’était promené, mal réveillé, entre les échoppes, tandis que le reste de sa famille ronflait encore pour écluser l’orgie d’arak de la nuit précédente ; il avait été béni d’une vision : une jeune fille à la peau d’un éclat doré dans le soleil, aux cheveux rouges en halo autour de son front ; une jeune fille qui ne portait presque rien, en termes istriens, une fille en ce lieu des plus sacrés et des plus interdits, au sommet du Roc de Falla. Il lui sourit, sans même se vexer d’avoir été traité d’idiot. « Je me rappelle le Roc », murmura-t-il.

Quand elle lui rendit son sourire, il eut l’impression d’être enveloppé de flammes, exactement comme la première fois. « Je l’escaladerai de nouveau », déclara-t-elle. Et le cœur de Saro plongea soudain dans un abîme glacé, car il sut que ce sourire était allé au souvenir de l’escalade, et non au sien. Il sut aussi, avec une terrible et pesante certitude, qu’elle n’escaladerait plus jamais rien. Elle se mourait, même s’ils n’en disaient rien. Il ôta sa main.

« Pas dans votre condition. »

Elle fit une grimace. Il avait raison, elle le savait : elle pouvait sentir la blessure qui lui tordait et lui tirait la peau, elle pouvait en soupçonner la gravité. Une fois, alors qu’un vol d’oies se dirigeant vers le nord avait distrait l’attention de Mam, elle s’était raidie pour défaire les bandages et voir la plaie. Cette nuit-là, pendant qu’ils dormaient tous, elle avait pleuré jusqu’à l’aube.

« Non, murmura-t-elle, non, pas ainsi. » Et elle se détourna, le visage fermé, misérable.

 

*

*   *

 

« Par la bite du dieu, cette armure frotte partout !

— On ne sert pas les nains, dans la milice istrienne.

— Qui appelles-tu un nain, espèce de grosse bite de taureau ? »

On pouvait rarement provoquer Joz Patte-d’Ours avec de simples mots. Il fit un large sourire : « C’était ton idée de nous joindre à cette troupe, rappela-t-il.

— Et on n’en a pas tiré grand-chose. » Le nouvel intervenant était un grand homme émacié, avec un bonnet, et une mâchoire prognathe. « On a manqué le coche à Forent, on n’a jamais pu s’approcher de Céra, et ici, il n’y a vraiment pas grand-chose à prendre. » Il jeta un regard mélancolique sur le paysage, donna un coup de pied qui souleva un nuage de poussière. « À moins de me trouver un marchand qui a de la bouse à la place de la cervelle et un fétiche pour la cendre.

— Je croyais qu’y aurait des putes.

— Dogo, tu es stupide. Il n’y a des putains ici que pendant la Grande Foire.

— On doit attendre longtemps pour ça ? »

Doc leva les yeux au ciel. « Pour une raison ou une autre, je ne crois pas qu’il y aura de foire cette année.

— Pourquoi on est là, de toute façon ? »

Joz haussa les épaules. « Pour se battre ? C’est ce qu’on fait, en général. »

Dogo regarda autour d’eux. « Avec qui on commence, alors ? Ce tas de matrones, là-bas ? » Il désignait un groupe de femmes qui essayait de tirer leur chariot à l’écart avant que la piste n’entrât dans le profond défilé. L’essieu arrière était brisé, les roues hors d’alignement. La colonne continuait de passer en les contournant, personne ne s’arrêtait pour les aider. « Ou bien eux ? » Une foule de vieillards, quelques Nomades, des enfants, des yékas, des chevaux, des chiens, et ce qui semblait être une paire de loups. Sûrement pas ? Il secoua la tête en se retournant. « Bon, mais ceux-là semblent plus intéressants… »

Doc mit la main en visière sur ses yeux : « Ce n’est pas… ? »

Joz Patte-d’Ours poussa un horrible juron. « C’est ce bâtard de Tycho Issian ! déclara-t-il.

— Quoi, celui qui a fait jeter les Vagabonds au bûcher dans toute l’Istrie ?

— En personne.

— Un gâchis de femmes bonnes à prendre.

— De femmes, d’hommes, d’enfants. Des Nomades, des sages-femmes, des hommes des collines, des guérisseurs, des hérétiques, n’importe qui dont le visage ne lui plaisait pas. Un affront à la vie humaine, ce bonhomme-là. » Doc cracha dans la poussière.

« Un gâchis de bonne salive, ça. J’ai la gorge tellement sèche, je ferais rôtir un Nomade moi-même si ça me valait une bière décente… aïe ! »

La mentonnière de Dogo avait cassé sous le coup de Joz et son casque s’en alla rouler dans la pente. Du bord de la piste, le petit homme le regarda rebondir pour s’arrêter dans l’herbe broussailleuse tout en bas.

« Eh bien, pas grande perte, c’est de la camelote, ces casques istriens. »

Il revint à ses compagnons juste à temps pour voir la flèche qui se fichait dans l’œil de Doc.

 

*

*   *

 

« À moi ! Ralliez-vous à moi ! » hurlait le sire de Cantara pour dominer le sifflement des flèches, les cris des chevaux blessés et ceux des hommes mourants qui s’effondraient autour de lui. « Protégez la dame ! »

La Rosa Eldi lançait autour d’elle des regards stupéfaits et horrifiés. L’embuscade avait été si soudaine… Son cheval dansa de côté lorsque l’homme qui se trouvait près d’elle poussa un hurlement d’agonie en tombant à moitié de sa selle.

« Virelai ! » s’écria-t-elle.

Mais Virelai avait disparu, son cheval terrifié ayant pris le galop, et il était ballotté sur sa croupe comme une poupée de paille jetée dans des rapides. La Rose du Monde éperonna sa propre monture, et le cheval pie, tête haute, fila derrière le bai.

Lorsque Tycho regarda de nouveau, elle se trouvait déjà à plus de cent pas. Au milieu de la presse des corps affolés, le cheval pie était une tache mouvante d’ombre et de lumière. Saisi de panique, Tycho dégaina son épée et la brandit sauvagement. « À moi, s’écria-t-il de nouveau, suivez-la ! »

On pouvait difficilement se déplacer en ligne droite : c’était partout le chaos, voyageurs et chariots, chevaux et chiens, loups, chèvres et chats faisaient obstacle à la fois aux assaillants eyrains et aux poursuivants istriens. Les non-combattants s’éparpillaient de tous côtés en hurlant. Tycho les sabrait sans merci. « Hors de mon chemin ! » Son épée s’abattit, toucha quelque chose, et un bras lui passa au-dessus de la tête, l’arrosant de sang. L’homme auquel le bras avait appartenu – un vieux Nomade séparé de sa petite troupe – le regarda, abasourdi, puis s’effondra.

 

*

*   *

 

Il y avait du sang dans l’air, à terre, on pouvait le sentir, un âcre goût de fer. La dame était proche, mais entourée d’une mêlée confuse. Aran pouvait apercevoir plus loin le seigneur du Sud qui se frayait un chemin dans sa direction, comme un possédé, avec la moitié de l’armée istrienne sur les talons. Aran évalua rapidement la situation. Cela avait commencé comme une mission de reconnaissance, un parti d’éclaireurs envoyés à l’avant pour voir ce qu’il y avait à voir, revenir sans fanfare et faire un rapport. Mais lorsqu’ils étaient parvenus à la crête, ils avaient eu la stupéfaction de trouver l’ennemi presque arrivé. L’occasion d’embuscade avait paru trop belle, le défilé offrant un endroit parfait pour une attaque-surprise. Tout ce qu’on avait à faire, c’était créer assez de confusion, séparer la Rose des Istriens, la ramener à Ravn et retourner en Eyra. Cette audace à profiter de l’occasion aurait pu faire de lui le héros du jour, mais l’entreprise se révélait de plus en plus imprudente.

« Reculez, reculez ! Revenez dans la plaine ! »

Aran avait donné le signal. Les Eyrains à portée de voix ou qui pouvaient le voir prirent leurs jambes à leur cou, évitant les coups et se faufilant entre les groupes de voyageurs, les rochers, et l’ennemi. C’étaient des hommes agiles et puissants, nés dans une rude contrée pour une rude existence, et ils couraient à présent pour leur vie. L’urgence leur prêtait de l’énergie. Libres d’armures et de chevaux, ils filèrent dans l’étroit défilé d’où ils étaient sortis et se précipitèrent dans la pente, glissant dans les cailloutis, zigzaguant entre les blocs de pierre, à une vitesse qu’aucun Istrien ne pouvait égaler. C’étaient des cibles trop rapides et trop imprévisibles même pour les archers, ils sautaient et changeaient de direction comme des lapins. En quelques instants, ils avaient disparu.

Les miliciens istriens se déversèrent dans le défilé, furieux et frustrés de les voir s’échapper, oublieux des rappels à l’ordre qu’on leur lançait. Ils plongèrent dans la piste traîtresse. Leurs chevaux dérapaient, les pierres se dérobaient sous leurs sabots. Un cheval perdit pied et vint heurter les deux qui le précédaient, qui glissèrent à leur tour de biais et dégringolèrent, s’écrasant sans pouvoir freiner dans un cadre de troupes et projetant leurs cavaliers hurlants dans trois cents pieds de terrain accidenté.

Tycho Issian n’avait pas conscience du chaos à l’avant. Tout ce qu’il savait, c’était que la Rose était en vue, apparemment indemne, et traversait le défilé sur son cheval lancé au galop. Il éperonna sa monture en écrasant un soldat mourant sous ses sabots, et fila derrière elle. Le cheval pie était une bête rusée. Il avait senti qu’il y avait un espace libre de l’autre côté, une chance d’échapper au chaos. Tête basse, indifférent à la poursuite et conscient seulement de l’angoisse de sa cavalière, il se faufilait entre les groupes de combattants, de voyageurs terrifiés et d’animaux à l’abandon, fonçant vers la brèche qu’il avait perçue.

Tycho poussa un affreux juron. Elle lui échappait. « Arrêtez-la ! » vociféra-t-il, mais personne ne l’entendit. Il s’élança au milieu d’un train de chariots, éparpillant enfants et chiens, buta sur un contingent de ses propres soldats et poursuivit son chemin en hurlant des imprécations.

Un Istrien démonté essaya d’arrêter le cheval pie, et fut bousculé pour sa peine. En arrivant dans le défilé, la monture de la Rosa Eldi s’arrêta en dérapant : la piste était encombrée de combattants et de chevaux mourants. Mais quand il se retourna pour chercher une autre voie, le sire de Cantara était sur lui, avec un cri de triomphe. Il attrapa les rênes et tira avec tant d’énergie que le mors entailla la bouche du cheval pie, et du sang en gicla pour éclabousser la robe de sa cavalière. Mais la Rosa Eldi ne semblait avoir conscience de rien : les mains sur la tête, elle hurlait, un long gémissement de terreur et de désespoir.

Tycho la saisit avec plus de force qu’il n’avait cru en posséder, et essaya de l’arracher de sa selle pour la poser sur la sienne. Le hurlement cessa abruptement, mais s’il avait espéré être remercié de l’avoir secourue, il allait être déçu. Elle se débattit pour échapper à son étreinte, glissa au sol et resta là, les yeux étrécis.

« La mort, la mort partout ! Arrêtez, arrêtez ! J’ai perdu Virelai, où est mon fils ?

— Je ne l’ai pas vu. » C’était un mensonge : il avait vu la monture du sorcier tomber dans la mêlée.

« Arrête cette effusion de sang ! Trouve mon fils ! »

Tycho la regarda fixement. « Pour l’amour de Falla, laissez-moi vous aider. » Il se pencha pour lui attraper les poignets, mais elle s’écarta, les yeux fous, trébuchant sur des corps disloqués.

Elle abaissa son regard sur eux et se remit à gémir, tout en murmurant : « Virelai, Virelai, où es-tu ? » Le sang avait commencé de détremper l’ourlet de sa robe blanche, la bordure d’hermine de son manteau en était déjà toute souillée.

« Êtes-vous folle ? Voulez-vous mourir ici ? »

Un soldat se dirigea vers elle d’un pas titubant, s’arrêta net en la voyant et marcha comme un homme qui rêve dans les jambes d’un cheval affolé. Elle se couvrit le visage de ses mains.

Manso Aglio abattit l’Eyrain qu’il avait fait prisonnier pour regarder du côté où son commandant semblait en grande conversation avec la Femme Blanche, en plein milieu de la bataille. Il leva les yeux au ciel, poussa son cheval de l’avant et attrapa la Rosa Eldi sous les bras. « Je ne veux pas vous offenser, ma dame, s’excusa-t-il en l’installant sur le troussequin. « Par ici, mon seigneur », cria-t-il à Tycho. « Ils sont en fuite ! »

 

*

*   *

 

Un cheval sans cavalier fonçait sur lui dans un tonnerre de sabots. Il se roula en boule, les bras autour de la tête, et s’aplatit derrière l’encolure de sa propre monture. La créature mourante hennit de nouveau en bougeant un peu. Il la poussa, mais en vain : cela ne fit que presser plus lourdement encore sur sa jambe écrasée. Il était pris dans l’étau de la panique et de la douleur, toute idée de magie s’était envolée. Il resta étendu, sombrant par moments dans l’inconscience, tout en se rappelant la dernière fois où il s’était trouvé ainsi sur un champ de bataille. Mais le nombre d’hommes impliqués avait été une fraction de ceux qui participaient au présent chaos, même sans les innocents et les bêtes qui s’étaient trouvés coincés dans la bataille. Il inspira puis expira avec lenteur, en essayant de reprendre ses esprits. Un sortilège lui apparut, sorti de nulle part, et il s’en saisit avec gratitude, le murmurant en boucle, ce qui contribua à le distraire de sa jambe douloureuse – c’était aussi bien, car il n’avait jamais autant souffert. Après un moment, la carcasse du cheval s’allégea, il découvrit qu’il pouvait bouger d’un pouce, de deux… et enfin il s’en extirpa pour se soulever avec peine.

De sa mère et du sire de Cantara, il n’y avait pas trace. Le mouvement de la bataille, si on pouvait en discerner un, s’était déplacé loin de lui, vers le défilé, entre les falaises et plus loin encore. Une véritable peur l’envahit alors. Que se passerait-il si la Rose du Monde était aussi meurtrie que lui avant de retrouver tous ses pouvoirs ? Quel espoir y aurait-il alors pour ce monde ? Quel espoir pour lui-même ?

« À l’aide », gémit-il en essayant d’en faire un cri. Le son s’évanouit dans le vacarme général.

Il essaya de se tenir debout, découvrit que sa jambe ne l’entendait pas de la sorte, et retomba.

Des mains brutales l’empoignèrent soudain pour le soulever. En levant les yeux, il se trouva face à face avec un géant à la barbe eyraine et aux yeux d’acier. Il n’avait pas de querelle avec le Nord. Mais comment l’expliquer avant qu’on ne lui tranchât la gorge ?

« Tu es le sorcier du seigneur, n’est-ce pas ? » dit l’homme, dans l’Ancienne Langue.

Virelai ne savait s’il devait y acquiescer. Son regard passa du grand Eyrain à son compagnon, un petit homme rondelet dont la crinière de cheveux noirs était toute hérissée, collée de sueur, de sang, ou de quoi d’autre encore ?

« Sûrement, opina le petit homme. On aura une récompense pour lui.

— Oui, mais de quel côté ?

— Quelle importance ? »

Le colosse arqua les sourcils : « Ça n’en a pas, je suppose », dit-il en jetant Virelai sur son épaule.

 

*

*   *

 

« Nous l’avons vue, Sire. Nous nous en sommes approchés le plus possible, mais nous n’avons pu la capturer. Elle paraissait indemne, mais en détresse. »

Le visage de Ravn Asharson était illuminé d’une expression calculatrice. « Combien sont-ils ?

— Difficile à dire. » Aran fronça les sourcils. « Quelques milliers, mais indisciplinés, et ils ont rompu les rangs au premier sang. Et il y a aussi quantité de gens ordinaires, pas des soldats, qui se dirigent de ce côté à pied ou dans des chariots. On dirait qu’ils ont été attirés ici, comme ces bateaux. » Il désignait la grève où les embarcations ne cessaient d’aborder.

« La guerre constitue souvent une curiosité pour ceux qui n’ont jamais combattu », dit Ravn avec dédain. « Maintenant qu’ils ont vu de leurs propres yeux un peu de ses horreurs, ils s’en iront peut-être. Où est Passorage ?

— Il surveille l’arrivée du reste de la flotte.

— Vas-y, dis-leur de se presser. Nous porterons le combat à l’ennemi pendant qu’il est en désordre. Si nous les laissons se regrouper dans la plaine, ils nous écraseront sous leur nombre. »

 

*

*   *

 

Manso Aglio rugissait des ordres d’un bout à l’autre des lignes istriennes. Il harcela, il jura, il frappa les retardataires du plat de son épée, et il les contraignit à un semblant d’ordre. À mi-chemin de la piste qui menait dans la large plaine, il les rassembla derrière un mur de lave qui constituait une belle défense naturelle, ce qui ressemblait le plus à une fortification en ce terrain découvert. Il était satisfait des capacités stratégiques qu’il s’était découvertes, content de savoir qu’il était capable de commander une armée, et content aussi, d’une manière qu’il comprenait mal, d’avoir secouru la femme. Ce n’était pas qu’il la désirait comme butin de guerre, c’était plus… noble que cela, même si c’était bien la dernière épithète qu’il se fût attribuée. Elle avait semblé si vulnérable, si fragile au milieu de la violence, si… déplacée, il en avait été envahi de ce qu’il ne pouvait considérer que comme de la compassion. Une surprise. Après ses années de service à La Miséria, il s’était cru bien au-delà des beaux sentiments.

Il la chercha des yeux et la trouva bien en sûreté sous la garde du sire de Cantara, qui se tenait près d’elle, un bras autour de ses épaules. Ils semblaient à première vue s’étreindre, mais quand il regarda mieux, il vit clairement qu’elle essayait de se dégager. Pendant un instant, il eut envie d’aller l’aider puis il se rappela qui il était et s’esclaffa de cet accès chevaleresque inaccoutumé. Il repartit faire ce qu’il faisait bien : commander des soldats.

Tycho Issian obligea la jeune femme à regarder la plaine. « Regardez, on peut voir le Roc d’ici. N’est-ce pas suffisant ? »

Elle se détourna pour lui adresser un regard incrédule : « Bien sûr que non. »

Il était désespéré à présent. Son érection était si dure et si brûlante qu’elle aurait pu incinérer le tissu qui la contrariait. Il pressa la jeune femme contre son ventre, sentit leurs os qui se frottaient.

« C’est peut-être aussi près que nous le serons jamais. »

Elle le repoussa avec dégoût, rejeta la tête en arrière pour le regarder droit dans les yeux, un regard aussi froid que la glace. « Je te prendrai sur le Roc, ou nulle part. »

La voix de commandement pénétra au tréfonds de son être. Il ne pouvait l’en empêcher. Il se retourna vers les troupes assemblées et hurla : « En avant ! Au Roc ! Au Saint Roc de Falla ! »

Manso Aglio regarda avec une horreur croissante ses troupes si bellement disposées rompre de nouveau les rangs pour charger dans la pente comme la racaille qu’elles étaient, avec des hurlements d’âmes plongées dans les tourments des feux divins.

Tycho Issian monta en selle, se retourna et empoigna son butin. « La mort ou le Roc ! » s’écria-t-il de nouveau. « Je ne serai pas frustré de nouveau ! »

Il écrasa un baiser sur les lèvres de la Rosa Eldi et vit, consterné, qu’à son contact les yeux de celle-ci se révulsaient dans leurs orbites.

 

*

*   *

 

Le nombre des bateaux qui essayaient d’aborder à la grève cendreuse était absurde, mais le marchand avait cessé quelque temps plus tôt d’être l’homme inefficace et grassouillet que son épouse tançait sans merci à propos de ce qu’il devait dire, manger ou faire : c’était à présent un timonier expérimenté, avec un éclat dans l’œil. Les embarcations plus petites voyaient s’en venir la lourde barge, et s’écartaient.

Mam debout à l’avant constituait la plus effrayante des figures de proue, rugissant à l’adresse des obstacles tel un troll aux dents métalliques. Cela encourageait aussi à changer d’avis ceux qui se battaient pour le même morceau de plage. Elle examina ce qui se déroulait devant eux et se retourna pour rapporter : « S’il y a une déesse parmi ces gens, nous aurons du mal à la trouver. »

Saro tendit le cou, alarmé par le spectacle qui s’offrait à lui. Il ne savait où regarder d’abord, car le panorama tout entier fourmillait de monde et de dangers. Au premier plan, des guerriers eyrains endurcis se frayaient un chemin vers les navires échoués, à travers une foule de ce qui paraissait être de simples spectateurs, comme si l’on eût oublié qu’on était en guerre et qu’on se fût présenté à une Grande Foire, pour errer ensuite sans but.

Plus loin sur la grève, là où l’année précédente sa famille avait installé leur tente, la mêlée était plus épaisse car une vague de combattants gravissait la pente en force. À l’avant, une ligne de piquiers eyrains retenait la malheureuse cavalerie d’un ennemi qu’il fallait supposer être la milice istrienne. C’était une courte ligne défensive, déjà enfoncée par endroits ; les Istriens se déversaient par là comme les vagues autour des récifs.

Derrière la ligne des porteurs de lances, davantage de chaos.

Partout où il portait son regard, un spectacle étrange le retenait : un groupe de matrones eyraines en culottes de toile gagnaient la rive depuis leur petit bateau de pêche ancré à distance. Ce qui semblait un troupeau de cochons sauvages se faufilait dans la foule. Des femmes istriennes sans voiles. Des bandes de Nomades et de citadins mêlés, contemplant les pentes, abasourdis, comme s’ils eussent attendu tout autre chose. Dans tout ce désordre, le grand rocher s’élevait tel un château fort massif, avec ses quatre coins, et le soleil rosissait sa paroi qui faisait face à la mer.

Comme si elle avait senti l’appel, Katla tourna son visage vers le Roc qu’on connaissait depuis des générations dans son pays comme le Castel de Sur, même si les gens du Sud l’avaient dédié à leur déesse. Sa proximité l’appelait, l’emportant sur les cris et les hurlements de la masse humaine qui en inondait le pied. C’était un tremblement d’extase dans ses os, sous sa peau, un tremblement qui vibrait dans son ventre comme la promesse de la vie.

« Saro… » À peine un souffle, mais il se retourna aussitôt vers elle, tant il était sensible à tous ses besoins. « Saro, le Roc. Tu dois m’amener au Roc. »

Il la regarda avec consternation, puis revint à la mêlée.

Elle le tira par la manche. « Je t’en prie, je sais que c’est là que je dois être. Je peux le sentir… »

Il secoua la tête. « Nous ne pourrions jamais vous emmener jusque-là, et même si nous le faisions… »

Elle avait les yeux brillants, fiévreux. « Tu le dois. C’est un lieu de puissance. Même si je meurs, je dois mourir sur le Roc. »

Ces paroles frappèrent douloureusement Saro au cœur. Il entrelaça ses doigts à ceux de Katla. « Très bien, dit-il avec douceur. Je le promets, même si je ne sais pas comment nous y parviendrons. » Il se dégagea tout en se demandant pourquoi il avait fait cette promesse, et il alla trouver Alisha Alouette-du-Ciel.

La Nomade était assise dans la cale, les bras autour des genoux. Elle ne leva pas les yeux lorsqu’il s’accroupit près d’elle.

« Voudrais-tu examiner de nouveau Katla, Alisha ? Elle demande qu’on l’amène au Roc, mais je suis certain qu’elle n’est pas assez forte pour survivre à cette tentative. Y a-t-il quelque chose que tu pourrais lui administrer, peut-être une drogue pour l’endormir pendant que Mam et moi nous la portons ? Je m’inquiète de la douleur, ce pourrait être trop pour elle. »

Alisha secoua la tête. Elle était pâle, plus pâle qu’à l’accoutumée, les articulations blanchies là où ses mains enserraient ses genoux. « Ça ne va pas, dit-elle. Tout est faussé. Quelque chose de terrible se trouve ici. Je peux le sentir, mais je ne le comprends pas. Ce devrait être merveilleux, mais tout est faussé. » Elle fit une pause, puis reprit : « La mort est ici, murmura-t-elle. L’ombre de la mort s’étend partout. »

Saro soupira : « Alisha, nous avons besoin de ton aide. Katla pourrait mourir, sinon. »

Elle leva les yeux alors, des yeux vides et cernés. « Nous allons tous mourir, Saro Vingo, chacun d’entre nous. »

Après cela, elle ne voulut plus rien dire.

Il revint trouver Mam, agenouillée sur le pont près de Katla : « Ça n’a pas l’air bien bon », lança-t-elle avec brusquerie ; elle fit signe à Saro. « Là, sens toi-même. Son pouls est très rapide. »

Étreint d’appréhension, Saro se jeta à genoux près de la jeune fille pour poser ses doigts sur sa gorge. Le pouls, faible et irrégulier, battait deux fois plus vite qu’à l’accoutumée. Il prit sa décision avant de laisser la panique s’installer. « Nous devons l’amener au Roc de Falla, vous et moi, intima-t-il à la mercenaire. À l’instant. »

Près du plat-bord, le marchand et son épouse observaient la scène avec nervosité. « Je ne pensais pas que ce serait ainsi, dit l’homme. Je pensais que ce serait un pèlerinage. Je pensais que tout le monde serait à genoux, en train de prier. Et que la Déesse marcherait parmi nous. »

Sa femme sourit brusquement et son visage empâté – pâli par des années loin du soleil, sous le sabatka – devint soudain béatifique. « Elle est parmi nous. Je peux sentir sa présence. Si tu pries, tu pourras la sentir aussi. » Elle tendit une main à Saro : « Priez avec nous. »

Saro secoua la tête avec douceur. « Je suis navré. Tous mes vœux vous accompagnent, et je vous remercie de nous avoir fait traverser, mais nous devons maintenant vous quitter. » Il s’interrompit, en se rappelant les paroles d’Alisha. « J’espère que vous trouverez la Déesse », conclut-il, en serrant l’épaule de la matrone.

Ils trouvèrent moyen de transporter Katla sur le rivage. Elle émit un faible murmure lorsque Mam la secoua un peu en la passant à Saro, mais resta silencieuse ensuite, sans ouvrir les yeux. La mercenaire se fraya un chemin du plat de son épée, en grondant à l’adresse de quiconque osait lui faire obstacle. Derrière ce massif bélier féminin, Saro avançait avec peine, Katla dans les bras. Il ne pouvait voir où il allait, discernait à peine à travers l’affrontement et la confusion, les nattes hirsutes et blondes de la mercenaire qui se faufilait devant lui – et la haute silhouette du Roc, à une impossible distance.

La bataille était maintenant descendue dans la plaine même. Une poussière noire s’élevait dans les airs, soulevée par les coups de pied frénétiques des hommes et des chevaux, par la charge des vivants et la chute des morts. Aucun itinéraire ne semblait plus sûr qu’un autre. Mam fut bientôt forcée d’utiliser la pointe comme le plat de son arme. Une brume sanglante enveloppait Saro. Il pouvait la sentir à chaque souffle, et la deviner aussi sur sa peau, dans ses cheveux.

Katla gémit en se tordant entre ses bras, et elle ouvrit les yeux.

 

*

*   *

 

Katla n’avait jamais été femme à reculer devant une effusion de sang ou à éviter une bataille. Si elle était honnête, elle aurait admis ne jamais se sentir aussi vivante qu’une arme à la main et un ennemi à la pointe de son épée. Elle ne savait plus combien d’hommes elle avait tués et n’en ressentait aucune honte. Elle avait combattu parce qu’elle le devait, pour se défendre ou défendre les siens, elle avait combattu quand une cause était juste et l’exigeait. Mais, en contemplant le spectacle qui s’offrait à elle, s’éveillant soudainement d’un rêve de souffrance et de torture pour se retrouver dans bien pis, elle se sentit envahie d’une vaste répulsion devant ce panorama de violence arbitraire. On aurait dit que le monde entier était devenu fou. Partout, il se passait quelque chose de terrible. Ce n’était pas que les hommes se battaient, que des Istriens affrontaient des Eyrains. C’était l’extraordinaire mélange des gens impliqués dans cette mêlée, car de toute évidence certains n’étaient pas des combattants. Il y avait des femmes, blotties à l’écart des hommes et de leurs montures, des femmes en robes istriennes traditionnelles, des Nomades, des femmes vêtues à l’eyraine, des femmes sans voiles. Et des enfants. Au nom de Sur, qui amènerait des enfants dans cette horreur ?

Au même instant, un morceau de rouge, tout petit, tout près du sol, retint son regard. Cela disparut entre les pieds d’un piquier eyrain, puis reparut derrière lui dans un petit espace dégagé. Elle se concentra, les sourcils froncés, puis cela disparut de nouveau.

Un renard. Elle venait de voir un renard, en plein milieu d’un champ de bataille.

Saro fit un brusque bond de côté et atterrit avec un choc qui se réverbéra douloureusement dans sa blessure. Elle ferma les yeux. Peut-être était-elle déjà en train de mourir, et son esprit défaillant lui présentait des éclairs de souvenirs entrecoupés de visions de la bataille. Ce devait être cela. Elle hasarda un autre regard, mais le renard n’était nulle part en vue.

Il y avait cependant deux loups à la fourrure grise, au museau chenu. Une expression perplexe mais déterminée dans leurs yeux dorés, ils se faufilaient entre les pieds qui frappaient le sol. Dans le ciel, un groupe de cygnes volaient en poussant leur cri.

Épuisée, Katla referma ses paupières. Si tu dois me tourmenter ainsi, dit-elle intérieurement au dieu, finis-en et laisse-moi mourir. Je ne suis pas d’humeur à tolérer tes jeux.

 

*

*   *

 

L’Homme et la Bête contemplaient le carnage en contrebas.

Nous arrivons trop tard, semble-t-il, dit le félin.

Si nous n’avions pas perdu de temps à rassembler tes compagnons, nous serions arrivés bien avant elle.

C’est leur droit autant que celui de n’importe quelle créature vivante d’assister à ce qui va se passer. Ils doivent refaire le monde, eux aussi. Ce n’est pas seulement pour tes humains, tu sais.

Sirio fit une petite moue. Mais tout de même, regarde ce qui se passe. J’aurais dû apporter l’épée, dit-il avec regret. Où est notre bien-aimée ? Quelque chose n’est pas comme il se doit, assurément, elle ne permettrait jamais un tel massacre si elle avait tous ses esprits ou… Il s’interrompit, soudain effrayé. Tes sens sont plus aiguisés que les miens : peux-tu la trouver dans tout ce chaos ?

La Bête leva la tête pour scruter la plaine houleuse. Elle renifla l’air, ses oreilles tressaillirent, ses moustaches se hérissèrent, sa queue s’enroulait et se déroulait tel un serpent. Elle dit enfin : Je l’ai appelée, mais elle ne répond point. Virelai m’entend mais il ne la voit pas non plus, et sa jambe le fait trop souffrir pour qu’il se concentre adéquatement. Elle reprit après une petite pause : L’autre est là-bas aussi, le Voleur. J’ai hâte de m’occuper de lui. Et elle montra ses crocs à l’Homme.

Mais le dieu avait une expression lointaine. Ils prient tous, déclara-t-il avec satisfaction. Ils nous appellent, moi et ma bien-aimée. Il est bon de savoir que nous ne sommes pas oubliés, même si on nous invoque surtout à l’heure du trépas.

 

*

*   *

 

Il y eut une accalmie dans la bataille alors qu’ils arrivaient au Roc, comme si l’on avait redouté de se battre dans son ombre. Mam leva les yeux. « C’est drôlement haut, observa-t-elle. Et drôlement raide aussi. » Elle jeta un regard flamboyant à Saro. « Alors, qu’est-ce qu’on fait, à présent ?

— Il y a des marches, de l’autre côté », souffla-t-il en haletant.

Mam vit ses mâchoires serrées, le relief des tendons dans son cou, et elle secoua la tête. « Tu es à peu près aussi fort qu’une gamine eyraine », dit-elle, chagrine, en faisant claquer ses dents. « Tiens, prends l’épée et protège-moi pendant que je la porte en haut. » Elle fixa sur lui un regard d’acier. « Tout ce qui m’arrive arrive aussi à Katla Aransen. Souviens-t’en. »

Ils s’échangèrent la jeune fille avec précaution et, pour Saro, avec un certain regret. Ce n’était pas seulement que le contact de son corps contre le sien lui manquait, mais la porter lui avait donné le sentiment qu’ils étaient inexorablement liés, que si l’un échouait, l’autre aussi. Il se rendait compte, avec une brûlante compréhension, qu’il ne voulait pas vivre sans elle. Et il ne voulait guère non plus user d’une épée, même pour les défendre tous trois.

Comme Mam gravissait la première des marches sculptées par les anciens dans le Roc, Katla laissa ses paumes en effleurer la rude surface, et des sensations fourmillantes se diffusèrent dans son bras, dans son crâne et jusque dans son échine.

« Aaaah… » soupira-t-elle.

En contrebas, Saro gravissait les marches avec maladresse, dos au Roc ; il leva les yeux et ressentit, venu de nulle part, le vif aiguillon de la jalousie.

 

*

*   *

 

Où que se trouvât la Rose du Monde, c’était là que le combat était le plus féroce, comme si les hommes étaient attirés par sa présence.

Aran Aranson vit avec tristesse le duc de Passorage tomber sous une lance istrienne et se retrouva soudain en train de combattre dos à dos avec Ravn Asharson. Ils étaient profondément enfoncés dans les rangs istriens, qui les encerclaient de toutes parts, mais rien ne semblait décourager le roi eyrain. Son épée décrivait des arcs meurtriers et embrochait l’ennemi comme celle d’un dieu vengeur. « Pour Sur ! » hurlait-il en décapitant un adversaire et en éventrant un autre. « Pour Sur et pour ma bien-aimée ! » On aurait dit qu’il trouvait grand plaisir à tout cela, songea Aran Aranson en serrant les dents et en parant le coup inepte d’un Istrien assez jeune pour être son fils. Sombre de peau et de cheveux, il ressemblait aussi un peu à Halli : un intense regard noir sous le rebord de son casque mal ajusté. En criant des paroles inintelligibles, il frappa de nouveau Aran, mais celui-ci découvrit que, en dernier ressort, il ne pouvait se résoudre à tuer ce garçon. Il retint son coup, embrocha proprement l’épaule de celui-ci et poursuivit son chemin en écoutant son hurlement ; il s’en remettrait ; ce qui était plus qu’on n’en pouvait dire du malheureux Halli.

La masse ardente des hommes piétinait en avançant dans la poussière volcanique, dans la sueur, les grands coups d’épée, les gémissements. Ils trébuchaient sur morts et mourants sans jamais savoir si c’était un des leurs qu’ils piétinaient, car baisser les yeux était risquer soi-même le trépas. Des adolescents qui n’avaient pas vu pousser leur première barbe affrontaient des hommes aux barbes nattées et décorées de ficelles, de coquillages, de rubans pris aux robes de leur femme, de fragments d’os et de corne. Des jeunes gens venus à leur première bataille, les tripes nouées de pénible anticipation, se retrouvaient dans un combat mortel avec des vétérans. Des officiers nouvellement nommés, désireux de prouver leur valeur, affrontaient avec anxiété des guerriers eyrains qui connaissaient bien trop de tours perfides pour les laisser se battre comme on le leur avait appris sur le terrain d’entraînement. Malgré la disparité des forces en présence, chaque côté ne conservait l’avantage que quelques moments.

Ils s’affrontaient, et dans le ciel le soleil dépassa son zénith pour amorcer sa longue descente vers l’horizon. La bataille tourna, et bientôt, alors qu’ils s’étaient battus en remontant la pente, Aran se retrouva à la descendre avec son roi. Devant eux, il pensa voir un instant les traits brou-de-noix du seigneur istrien dont la capture de la Rose du Monde avait déclenché tout le conflit. Puis il avait disparu dans le chaos et une douzaine d’hommes étaient apparus dans l’espace qui les avait séparés.

Aran bataillait comme dans un rêve. Coups de taille, parades, coups d’estoc, se retourner, d’autres ennemis tout autour de lui… Son bras lui faisait mal. Tout son corps était endolori. Pendant une très brève pause, il sut que son âme aussi était meurtrie. Il avait regimbé à l’ennuyeuse ronde des saisons à Tomberoc, qui roulaient comme une roue sur une route plane, chacune avec ses tâches, les errances du climat en étant la seule donnée imprévisible. Il avait aspiré à l’aventure, à une chance de prouver qu’il était un homme digne de ce nom – un héros –, mais ce massacre brutal et inutile n’était pas ce qu’il avait recherché, tout comme, en fin de compte, il n’avait pas désiré les trésors de Sanctuaire. Il était las à en mourir. Ce serait si facile de laisser le prochain ennemi l’abattre et d’immobiliser définitivement la roue.

En même temps que cette pensée, une image lui traversa l’esprit : son épouse, plus mince que dans son souvenir, l’air plus dur, en compagnie d’autres femmes inconnues. Elle se tenait sur une butte, dans la pente au-dessus de lui. Les pics des Skarns se déployaient dans le lointain, leurs neiges empourprées par les rayons obliques du soleil.

Il battit des paupières, juste à temps pour bien voir l’homme au corselet de peau de chèvre graisseuse qui fonçait sur lui, lance en avant. Par réflexe, il frappa, un coup rapide et brutal. Avec une horrible fascination, il regarda la pointe de son épée pénétrer entre les plaques de fer rouillé cousues sur le cuir, la lame trancher la peau de chèvre comme s’il s’était agi de simple étoffe et transpercer sans bruit la poitrine de son assaillant. Le sang gicla de la plaie, bouillonnant sur la garde de l’épée, détrempant les poils encore visibles sur le cuir et dégoulinant sur l’antique et inutile armure. Les genoux de l’Istrien se dérobèrent sous lui avec lenteur. Et puis il était à terre, et son ultime hurlement résonnait dans le crâne d’Aran.

Quand il se retourna, Béra se trouvait encore là où il l’avait vue, les yeux abaissés sur la mêlée. Il savait qu’elle ne pouvait le distinguer dans le chaos et pourtant il eut l’impression que leurs regards se croisaient sur le champ des morts, et il se sentit envahi de honte.

 

*

*   *

 

« Vite… il est juste devant nous !

— Où va-t-il ?

— Au Castel de Sur, on dirait. Et avec la femme, en plus.

— Il ne va sûrement pas escalader le Roc, non ? »

Joz grimaça : « L’endroit le plus sûr, dans tout ça. Et si tu commandais une armée, où préférerais-tu être, en bas, en train de déraper dans le sang et les tripes, ou là-haut, d’où on peut bien voir le champ de bataille ?

— Vrai.

— Vous devez l’arrêter. Il détient ma mère ! »

C’étaient les premières paroles du sorcier depuis que Joz l’avait ramassé.

« Ta mère ? fit Joz, incrédule. Quoi, la Dame Blanche ?

— La Rose du Monde, la Déesse, oui.

— La Déesse ? » Tout en courant, Dogo émit un reniflement dédaigneux : « Elle est belle, pour sûr, mais je dirais pas que…

— Si c’est une déesse, dit Joz d’une voix égale, pourquoi s’est-elle laissé jeter sur son épaule comme un sac de navets ?

— Ouais, ricana Dogo, et si tu es le fils d’une déesse, pourquoi t’as laissé Joz en faire autant ?

— Pourquoi elle ne le foudroie pas sur place et elle arrête pas tout ?

— Elle ne peut pas, ce n’est pas sa nature, elle fait pousser les plantes, elle soigne… »

Dogo hurla de rire : « Quel intérêt d’être un dieu si on peut pas tuer des gens ? »

Ce disant, il embrochait un homme, par-derrière, et s’écartait pour le laisser tomber. La vie ne valait pas grand-chose, surtout si l’on était payé pour la prendre.

Lorsqu’ils atteignirent le Castel de Sur, le sire de Cantara avait déjà gravi la moitié de l’escalier. Les flèches ricochaient sans dommage sur la pierre autour de lui. Deux pas plus bas, un homme bien laid revêtu de l’armure de cuir bouilli d’un vétéran le suivait, avec drapée sur son épaule une forme inerte vêtue de blanc.

Joz poussa un juron. « Quoi encore ?

— On l’amène au roi ?

— Si je connais bien Ravn Asharson, il sera là où on se bat le plus.

— Aux bateaux, alors », suggéra Dogo en tranchant les tendons d’un homme qui manifestait trop d’intérêt au fardeau de Joz.

— Ouais, dit celui-ci. On attend. C’est pas notre guerre à nous, après tout. »

Dogo eut un large sourire. « On pourrait juste piquer le bateau. Un joli morceau, si je me rappelle bien, Le Corbeau de Sur. »

Joz Patte-d’Ours ne répondit pas. Il scrutait le Roc avec attention.

« Par tous les démons de la mer… »

Dogo suivit son regard. Là-haut, au sommet du Roc, se trouvaient leur ancienne commandante et le jeune homme qu’ils connaissaient sous le nom de Saro Vingo, agenouillés près de quelqu’un qui ressemblait beaucoup à Katla Aransen.

 

*

*   *

 

« Katla, Katla…

— Je ne crois pas qu’elle t’entende, mon garçon.

— Mais elle a dit que c’était un lieu de pouvoir… Je pensais que cela la sauverait. »

Mam lui posa une main sur l’épaule. Elle avait les larmes aux yeux et battit vivement des paupières pour les chasser avant que Saro ne pût les voir. Le souvenir de Persoa lui était revenu, vivace, en voyant Katla sombrer dans l’inconscience.

En dessous du Roc, la bataille était toujours aussi féroce : une mêlée désespérée d’hommes et d’armes qui convergeaient autour du promontoire, comme s’il était devenu pour une raison quelconque le point focal du combat. Un mouvement retint son attention : on gravissait les dernières marches.

Elle dégaina aussitôt son épée et se mit en branle, avertissant Saro de prendre garde, tout en sachant qu’il ne l’entendrait pas et que, même si cela était, il ne s’en soucierait point.

Une tête sombre apparut au-dessus du rebord, mais qui que ce fût, on regardait en contrebas en grondant à quelqu’un de se dépêcher, vite, sans voir le danger qui menaçait. Les yeux de Mam se plissèrent lorsqu’elle reconnut l’intrus. Elle se mit en position et attendit, avec un sourire de sombre satisfaction. Le chef de l’armée istrienne était à sa merci : elle pouvait avoir sa tête sans problème et l’offrir au roi eyrain pour se gagner une fortune. Rien ne pouvait remédier à toute cette tragédie, mais elle savait reconnaître une occasion professionnelle quand elle en voyait une.

« Ha, cria-t-elle à l’Istrien, montez sans faire de bruit, Messire de Cantara, ou mourez derechef ! »

La tête de Tycho Issian se releva brusquement. Dans les quelques instants qui lui restaient à vivre, il regarda la terrifiante mercenaire, son épée brandie, son expression menaçante. Son visage se convulsa en un masque de répulsion.

« Une femme ! hurla-t-il. Tu es une femme ! Une femme sur le Roc de Falla ! »

Mam stupéfaite éclata de rire. « Une femme, oui ! Une femme qui va te trancher la tête ! »

La fureur et la frustration longtemps réprimées conférèrent au seigneur istrien une terrible célérité. Plus vite que Mam n’aurait pu s’y attendre, il se hissa sur le Roc et se tint debout en agitant frénétiquement son épée.

« Ôte ta sale carcasse de ce lieu sacré ! » hurla-t-il.

Mam fit voler son arme comme s’il s’était agi d’un bâton mouillé.

« La seule carcasse ici sera la tienne », gronda-t-elle, et elle abattit férocement son épée.

La lame décrivit un arc puissant, un éclair argenté, tel un saumon qui étincelle au soleil… et s’arrêta net, à un cheveu de la peau exposée du cou de Tycho Issian. Mam regarda fixement son épée, abasourdie, essaya de frapper de nouveau, échouant encore à toucher le seigneur istrien.

Une autre silhouette apparut au sommet des marches, qui se dégageait des mains d’une troisième silhouette.

« Tu ne peux le tuer », dit une voix très claire. Et une déesse se tenait soudain dans la lumière, une déesse aux cheveux en désordre et à la robe ensanglantée, mais néanmoins une déesse. On aurait dit qu’elle absorbait toute la lumière : le jour qui avait paru éclatant semblait à présent terne et sans éclat. Mam ne pouvait détacher ses yeux de cette vision. Elle se sentit glacée jusqu’à la moelle des os.

« Pourquoi pas ? » croassa-t-elle.

La Déesse sourit : « Parce qu’il m’appartient. »

À ces paroles, l’expression de Tycho Issian se fit affamée : « Et tu m’appartiens, bien-aimée. »

Manso Aglio secoua la tête avec chagrin. Il ne comprenait pas ce qui se passait : malgré toutes ses protestations et ses minauderies, la femme pâle voulait avoir le sire de Cantara après tout. Les femmes ! Il ne les comprendrait jamais.

L’ombre d’une figure plus mince apparut derrière la silhouette trapue du général istrien. Un grand homme nerveux, à la longue chevelure noire fouettée par le vent, au beau visage farouche ciselé comme une sculpture sur bois, une dague entre les dents.

Manso Aglio vit les yeux écarquillés de la Rosa Eldi quitter Tycho Issian. Il se retourna : un homme barbu, aussi furtif qu’un chat, escaladait le Roc. Un groupe de guerriers nordiques le suivaient ; leurs yeux étincelaient de leur soif de combattre.

Plusieurs choses arrivèrent alors en même temps.

Derrière Mam, il y eut une toux gargouillante, suivie d’un cri bas de désespoir. Puis Saro Vingo se précipita vers la Déesse, les doigts sur les lacets de sa tunique. De la lumière brillait dans ses mains, or et argent, la lumière la plus froide du monde.

« Vous devez aider Katla ! » s’écria-t-il en dégageant la pierre d’humeur afin que la Déesse pût voir son œuvre. « Ma Dame, vous devez l’aider ! Usez de cette pierre, la pierre de mort, vous seule pouvez sauver… »

Tycho Issian s’interposa d’un geste vif et attrapa le pendentif brillant. Ses mains se refermèrent sur la pierre et elle se refléta dans ses yeux comme si sa lumière, et rien d’autre, s’était de quelque façon trouvée à l’intérieur de son crâne et en sortait par ses orbites.

Une pierre de mort. Il se rappelait avec clarté – un don de la déesse, assurément ! – les paroles du Nordique, dans ses appartements, à Jétra, cet homme aux cheveux mal teints et à l’accent rude. « … une arme puissante… une pierre de mort… un artefact qui a pouvoir sur la vie et la mort… »

Il sourit, telle une tête de mort, et se retourna juste à temps pour voir Manso Aglio dégringoler du Roc, une dague dans la poitrine, et cinq barbares fondre sur lui. Au premier rang, l’épée rougie jusqu’à la garde, se trouvait le roi Ravn Asharson.

« Rends-moi mon épouse », gronda celui-ci.

La panique étincela brièvement dans les yeux du seigneur istrien. Puis il tendit brusquement la pierre de mort vers son ennemi, entraînant Saro dans son mouvement. « La Dame ne t’appartient pas, barbare ! cracha-t-il. Mais j’ai un autre présent pour toi. »

À genoux, le cou péniblement tordu vers le haut au bout du solide cordon du pendentif, Saro vit des vagues lumineuses fracasser l’air au-dessus de sa tête. Explosion ardente, elles s’élancèrent d’entre les doigts de Tycho Issian pour fondre sur Ravn Asharson.

Elles frappèrent le roi d’Eyra en pleine face. Sa bouche s’ouvrit sur un cri silencieux. Son épée lui fut arrachée des mains et s’envola comme au ralenti pour retomber sur la pierre à ses pieds, où elle éclata en une douzaine de fragments.

Ses yeux roulèrent dans leurs orbites.

Puis, tel un arbre au dernier coup de hache, il vacilla et s’effondra en arrière, étendu de tout son long sur le roc.

Un cri surnaturel résonna sur toute l’étendue du champ de bataille. Il balaya la plaine comme un vent d’orage pour filer vers les Skarns, arrachant la neige des pics et la faisant danser dans les airs comme mille derviches. Il courut à travers les os de la terre, arrêtant les ruisseaux dans leur course, déclenchant chutes de pierres et avalanches, et, dans les Collines Dorées, des troupeaux de yékas galopèrent vers des terres plus basses. Au sud lointain du continent istrien, la lave se mit à couler comme du sang.

Des hommes tombaient à genoux, momentanément hébétés. Une meute de loups rassemblés dans leur vaste domaine rocheux répondit au cri, qui ricocha en échos semblables au hululement de mille fantômes.

Au sommet du Castel de Sur, alors qu’elle glissait vers la nuit éternelle, Katla sentit le cri dans sa poitrine, un martèlement qui faisait vibrer des os bientôt inutiles pour elle.

Dans une énorme convulsion, le Roc se divisa. Un gigantesque nuage de poussière jaillit dans les airs. Lorsqu’il retomba, deux nouvelles silhouettes se détachaient sur le ciel. Un homme aux cheveux d’or, aux yeux bleus, au visage ravi, et un grand félin.

« Nous répondons à ton appel, ma sœur et mon épouse », dit l’homme. Et le félin rugit en signe de bienvenue.

 

*

*   *

 

Rahë, le plus grand magicien du monde, contemplait ces métamorphoses avec une terreur naissante. Il s’était tenu à l’écart des violences humaines, attendant l’occasion de reprendre son butin. Qu’ils se massacrent les uns les autres ! s’était-il dit avec une certaine satisfaction. Qu’ils fassent couler le sang de leurs ennemis comme rivières en ce désert stérile ! Que ces imbéciles s’annihilent mutuellement et disparaissent de la face d’Elda ! Alors, et alors seulement il agirait. Mais l’affreuse apparition de Sirio, apparemment indemne, avec le félin dans toute sa gigantesque férocité, l’avait fait changer d’avis. Il devait s’enfuir ! Depuis le retour de la Rose à elle-même, il avait chaque jour senti ses pouvoirs diminuer, tandis que la puissance qu’il lui avait dérobée retournait à sa source. Mais le moindre usage de magie en ces lieux attirerait l’attention de la déesse. Pis encore, il attirerait l’attention du dieu, et de leur bête. Et ce serait son trépas assuré. Il jeta autour de lui des regards désemparés. La mer était sûrement sa meilleure chance de fuite.

Il se faufila entre les bateaux de pêche abandonnés et les barques tirées au sec, entre des coracles percés et des coques échouées, à la recherche d’une embarcation qu’il pourrait manier avec sa force de vieillard et sa magie défaillante. Ce fut alors qu’il aperçut une silhouette familière, pâle comme la mort, se tenant une jambe qui semblait terriblement brisée.

Le visage de Rahë se fendit d’un large sourire. Sa réserve de chance n’était pas tout à fait épuisée, semblait-il…

 

*

*   *

 

Pendant un instant, il avait eu le monde au bout des doigts et vu son rival frappé d’une mort ardente devant ses yeux. L’instant d’après, la lanière de cuir attachant le pendentif au cou du garçon avait cassé, le précipitant à genoux, et une éruption avait secoué Elda. Se débattant pour ne pas dégringoler du Roc tandis que celui-ci se cabrait et se brisait, Tycho Issian perdit la pierre, et la poussière la déroba à sa vue.

Quand il put enfin lever les yeux, il jeta autour de lui un regard abasourdi. Le monde tel qu’il le connaissait n’existait plus. Trois figures se tenaient au-dessus de lui dans un étincelant nuage de lumière dorée, et le regardaient. Un homme, une femme et un grand félin, distincts et pourtant joints. Des noms flottaient sur ses lèvres, lui démangeaient le crâne. Il ne les connaissait pas. Mais il les savait.

Falla. Féya. Sirio. Sur. Bast. La Bête. Bëte.

Viens te joindre à nous, dit la femme dans sa tête. Et elle lui sourit, un sourire infiniment doux, infiniment amusé, en lui tendant la main.

Il la regarda fixement. C’était la Rosa Eldi, mais elle était métamorphosée. Son éternelle pâleur argentée avait disparu, sa vulnérabilité, sa peur. À la place, c’était une femme toute dorée, une femme qui irradiait l’assurance et d’où émanait une joie vitale. Sa robe aussi avait disparu. La Rosa Eldi était éclose, transformée de bouton parfait en fleur parfaite, grande ouverte aux vents du monde. Son parfum inondait le roc, une fragrance musquée et fleurie à la fois, ardente. Tycho Issian retint son souffle, soudain envahi de béatitude, puis se retrouva debout, marchant vers elle comme dans un rêve.

Une voix infime, tout au fond de son crâne, murmurait des avertissements, mais il l’ignora, la repoussa, ivre de la vision de ces courbes luxuriantes, de cette cascade de cheveux d’or sur la glorieuse rondeur de ces seins irrigués d’un sang nouveau, les mamelons roses et érigés, la toison dorée du pubis. Seuls les yeux vert-de-mer n’avaient pas changé. Et ils le dévisageaient toujours avec la même froideur. Mais il prit malgré tout la main de la Rosa Eldi. Les doigts s’en refermèrent sur les siens, aussi durs que du fer. Les yeux verts étaient des chaînes qui le ligotaient à la Déesse.

Je sais désormais qui tu es, dit-elle dans son esprit, même s’il m’a fallu longtemps pour te reconnaître. Nous sommes les Trois : l’Homme, la Femme, la Bête. Mais toi, tu es la Mort, le Quatrième. Tu nous as longtemps échappé, mon ami. Regarde le champ de bataille et vois ce que tu as fait de nos gens.

La Mort jeta les yeux sur la plaine et vit comme les hommes s’y affrontaient avec lances et haches, épées, poignards et arbalètes. Ils se déchiraient d’énormes blessures, ils rugissaient, ils haïssaient, leur sang coulait à flots.

Et maintenant, regarde, lui intima la Rose du Monde.

Elle ferma les yeux pour former une pensée et, dans le sillage de cette pensée, une sensation ineffable fit trembler les mains de tous ceux qui tenaient une arme ce jour-là, dans la Plaine de Tombelune.

Lorsqu’elle se fut effacée, chaque guerrier baissa les yeux pour trouver son épée, sa lance ou son arc métamorphosés. Le métal se désintégrait, redevenait le matériau dont il avait été forgé, coulait à terre en inutiles lingots de minerai. Pointes de piques et de flèches, d’abord en fusion, s’éteignaient, ternis. Cornes et gourdins sculptés se tordaient entre les mains en reprenant leur forme de végétal et d’animal.

On considéra avec stupéfaction ces nouveaux objets, branches en bourgeons, pierre veinée de minerai, cornes de bétail… et l’on recommença de se battre, quoique avec des conséquences moins fatales, mais sans que la violence diminuât.

La Déesse secoua la tête avec tristesse. Des larmes embuaient ses yeux vert-de-mer. Vois-tu la force de ton influence ? Leur cœur est si plein de haine qu’ils ne voient plus la véritable nature des choses.

Sirio lui effleura l’épaule. Ne t’attriste point, ma sœur et mon épouse. Peut-être vaudrait-il mieux les annihiler tous et laisser la vie recommencer à neuf.

Mais regardez ! Bëte lui poussait la jambe de son museau. Là-bas. Il se passe quelque chose.

Les divinités se tournèrent de concert vers la plaine.

Une foule de femmes étaient assemblées dans la pente, de l’autre côté du champ de bataille. Trois femmes se tenaient à leur tête : une Eyraine et deux Istriennes. La Femme du Nord avait des cheveux flamme et sel ; les deux autres, malgré leur grande différence d’âge, étaient de toute évidence parentes : Béra Rolfsen, en compagnie de sa nouvelle amie Flavia Issian et de la petite-fille de celle-ci, Sélène. Elles étaient apparemment tombées de nulle part. Les femmes, plusieurs centaines, et en nombre sans cesse croissant, s’avancèrent au milieu des combattants. Les hommes cessaient de se battre, avec l’expression de la plus grande confusion, et leurs armes de fortune retombaient mollement à leurs côtés.

La femme la plus âgée dit quelque chose à sa compagne ; du même geste, elles agrippèrent l’ourlet de leurs robes et les soulevèrent pour s’en débarrasser. Elles étaient nues, vulnérables, au beau milieu de cette arène de mort. L’instant d’après, les autres les imitèrent. Sabatkas, voiles, tuniques, justaucorps, jupes, chemises, bas, tout y passa. La chair pâle côtoyait la chair brune, les taches de rousseur la peau hâlée, l’âge la jeunesse. Les femmes d’Elda, dans toute leur splendeur dénudée, plis et replis, courbes et lignes, ventres, seins, cheveux et poils de toutes nuances du blanc au noir et toutes les teintes intermédiaires. Certaines riaient en se tenant les mains, d’autres, rouges et embarrassées, regardaient leurs pieds, d’autres encore fixaient droit dans les yeux, avec audace, les hommes qui les entouraient.

Pendant un instant, tout devint silencieux. Puis, un par un, les hommes laissèrent tomber leurs armes.

Les Quatre contemplaient ce bizarre spectacle, stupéfaits, soudain réduits au silence. La Rose du Monde sourit enfin. Rejeta la tête en arrière, et éclata de rire. Je ne crois pas qu’ils aient encore besoin de notre aide. On dirait qu’ils sont prêts à changer le monde sans nous. Nous leur avons offert assez longtemps une excuse pour la division et le fanatisme, ne crois-tu pas, mon frère ?

Sirio détaillait les femmes, une lueur de regret dans les yeux. Regarde toutes ces beautés dont on pourrait profiter ! Je suis revenu dans le monde depuis si peu de temps, et tu me l’enlèves déjà… Il soupira.

Ne suis-je pas assez pour toi ?

Il revint à sa sœur-épouse avec un sourire amusé. Féya, tu es tout ce qu’est ou pourrait être la Femme.

Tu n’as plus besoin non plus des corps que tu as empruntes suggéra-t-elle avec douceur.

C’est vrai. Sirio secoua la tête ; les os et les coquillages tressés dans ses cheveux cliquetèrent sur les tatouages de son visage.

Bëte bâilla. Je me suis bien divertie ces derniers temps, déclara-t-elle Mais je suis prête pour un petit somme, à présent.

Féya relâcha Tycho Issian. Je sais que tu n’as pas toujours su qui tu étais et ne pouvais rien contre ta nature, dit-elle avec sévérité.

Pendant un instant, un espoir sauvage s’alluma en Tycho Issian. Cet espoir devait être bientôt anéanti.

Cependant, nous ne pouvons te laisser courir sans frein dans notre monde. L’équilibre d’Elda est rompu, nous devons te contenir. Chaque créature a droit à son existence, et tu en as trop pris, et trop tôt. La présence de la pierre de mort se fit plus incandescente entre eux. Puis il y eut un jaillissement de feu.

Je t’accueille dans mes flammes, murmura la Déesse. En un instant, les vêtements de Tycho Issian avaient disparu et son érection se tendait fièrement dans la déflagration dorée. La Déesse la considéra d’un œil amusé. Ah, Mort, dit-elle dans son esprit, toujours si viril, si déterminé à saisir autant de la Vie que tu le peux.

Elle lui saisit les parties dans sa main en coupe, et une délicieuse agonie l’enveloppa tout entier. Il sentit son essence qui explosait. Il était à la fois minuscule et vaste, libre et circonscrit. La lumière brûlante illumina le monde, puis mourut subitement.

Féya referma son autre main sur la pierre de mort. T’occuperas-tu de ce précieux objet, dit-elle à son frère et époux, ou sera-ce moi ? Mais la Bête fut plus rapide. Lui poussant la main du museau, elle fit tomber la pierre entre ses crocs luisants et l’avala, avec la Mort qui y avait été aspirée, puis resta assise entre eux avec le sourire énigmatique que seuls les félins pouvaient avoir.

La Rose du Monde lui frotta la tête. C’est un endroit aussi sûr que n’importe quel autre.

Es-tu prête, ma bien-aimée ?

Presque. Il reste une chose à faire. Elle regardait la foule tumultueuse. Ils sont là, nos fidèles.

Un petit groupe se déplaçait sur la grève. Ils étaient plus grands que le plus grand des guerriers qui les entouraient, avec de longs membres minces. Certains étaient des hommes, d’autres des femmes. La plupart n’avaient qu’un œil, en plein milieu du front. Au centre du groupe se trouvaient deux hommes et une femme. Celle-ci semblait apeurée, ses yeux turquoise furetaient çà et là comme si elle s’était attendue à subir de nouvelles cruautés. Elle portait un morceau de rame brisée et de l’autre main soutenait un homme qui boitait, et dont la longue chevelure blanche s’était échappée de sa queue-de-cheval. Il était pâle et maigre, et semblait près de trépasser. La troisième silhouette était celle d’un homme ligoté par un étincelant filet de sortilèges. Un de ses yeux arborait une grande meurtrissure violette.

Le groupe s’immobilisa au pied du Roc et une silhouette s’avança. Après une courbette, une femme déclara, d’une voix qui portait loin : « Nous vous amenons le mage Rahë, roi de l’Occident. Car même s’il est notre géniteur, il a mal agi et doit payer pour ses crimes contre vous et contre le monde d’Elda. »

La Déesse les regardait. « Merci, Festrin », dit-elle, et tous l’entendirent. « Nous te sommes reconnaissants. » Elle considéra le mage et, ce faisant, les liens brillants de celui-ci disparurent. « Avance, Rahë, Maître de Nulle Part. »

D’un pas traînant, comme le vieillard qu’il était, le mage se détacha du groupe. Puis il renversa la tête en arrière pour la regarder à son tour. Il y avait de la terreur et de la haine dans ses yeux. « Eh bien, brûle-moi vif ! cria-t-il. Jette-moi dans tes flammes comme tu l’as fait du seigneur du Sud. Va, finis-en. »

Féya l’observait, la tête penchée de côté, sans rien dire, mais la Bête se mit à gronder en le voyant, et Sirio lui jeta un coup d’œil fulgurant. Il mérite le feu, et bien pis. Pourquoi ne pas le tenir captif des laves du Pic Rouge comme il l’a fait de moi pendant tous ces siècles ? Qu’il apprenne la véritable nature du tourment du monde !

La Déesse sourit. Il apprendra la véritable nature du monde, je le promets. « Mage Rahë, dit-elle à haute voix, tu t’es emparé de ce qui ne t’appartenait point et tu en as usé à la poursuite du pouvoir et d’une vaine gloire. Ce faisant, tu as faussé l’équilibre d’Elda. Mais je reprends désormais le peu qu’il te reste. »

D’un infime mouvement de la main, ce fut fait, et sa magie usurpée lui revint. Le temps d’un éclair, elle chatoya dans les airs entre les Trois, puis disparut. Dans la plaine, le mage lança un coup d’œil autour de lui, déconcerté. Il regarda ses mains, se toucha à travers ses vêtements. « Vivant, marmonna-t-il. Toujours vivant. » Il plissa les yeux en regardant la Déesse. « Quel tour est-ce là ? Cesse de te jouer de moi !

— Ce n’est point un tour, vieil homme. Va, maintenant, et use de ton mieux le temps qu’il te reste, dans la réflexion et la paix. »

Rahë commença alors d’éprouver l’effet de la perte de sa magie, cette magie qui l’avait si longtemps protégé du temps. Ses articulations étaient douloureuses, ses os lui semblaient presque immatériels, seulement recouverts de peau, aussi frêles qu’un murmure. Quand il respirait, son souffle était poussif.

Des larmes de rage lui montèrent aux yeux, des larmes d’apitoiement sur lui-même.

« Ah, c’est là ton jeu, alors, dit-il d’une voix tremblante. J’aurais préféré être réduit en cendres. »

Mais on ne l’écoutait plus. Les Trois étaient devenus Un, une forme indéfinie composée de tous les aspects des divinités qu’elle contenait. Et cette unique figure glissa du sommet du Roc profané jusqu’au sol pour se poser entre Virelai et Alisha Alouette-du-Ciel.

La Nomade recula en tremblant. « J’ai eu tort de le frapper, s’écria-t-elle, je le sais. Toute violence est mauvaise et c’est pourquoi les seithers m’ont amenée devant vous. Punissez-moi si vous le devez. » Elle leva des yeux implorants, puis les détourna, aveuglée par la lumière éclatante. « Mais il allait tuer Virelai, et je ne pouvais le laisser faire.

— Paix, mon enfant », dit la Divinité Une. Une main incandescente toucha le visage d’Alisha. « Tu n’as pas mal agi et tu l’as fait par amour. Nous sentons que tu as grandement souffert et nous sommes navrés de ton deuil. Nous aimerions t’offrir un présent – le présent de la foi, Alisha Alouette-du-Ciel. La foi en l’avenir. »

Puis la Divinité se tourna vers le sorcier.

Virelai, le visage labouré de douleur, contempla la créature qui lui faisait face. S’il avait espéré être réuni à la mère qu’il avait si tardivement retrouvée, ce n’était pas elle. Mais la Divinité déclara cependant : « Lorsque Rahë t’a arraché de notre ventre avant de te laisser aspirer ton premier souffle, nous l’avons supplié de te secourir. Mais nous ne voulions nullement qu’il fît de toi un esclave ou t’élevât dans un désert, sans amour et sans loi. La pierre a déjà annulé son crime. Mais nous finirons de te guérir. Nous t’offrons un choix. »

Virelai sentit une vague de chaleur l’envelopper, la sentit réparer la fracture de sa jambe, cicatriser la plaie, mettre un baume sur la chair meurtrie. Il ferma les yeux, seulement capable de goûter cette merveilleuse sensation.

Quand il les rouvrit, l’Une le dévisagea avec curiosité.

Il te ressemble.

Non, il te ressemble.

Un éclat de rire. Il nous ressemble à tous deux.

Un grondement, quelque part entre grognement et ronronnement : Du moins ne me ressemble-t-il pas.

« Voici le choix, Virelai. Tu peux repartir avec nous au cœur du monde et y vivre avec nous dans la magie.

— Ou bien ?

— Ou tu peux vivre ici sur Elda. Dans l’amour. »

Le monde avait été bien dur avec lui. Il y avait été battu, torturé, en proie à des vilenies et des bassesses. Il avait été témoin d’atrocités, il avait éprouvé plus de douleur qu’il n’avait su en exister. Il détourna les yeux de la créature étincelante pour trouver fixés sur lui les yeux d’Alisha Alouette-du-Ciel, agrandis d’un espoir impuissant.

Le choix le tiraillait dans des directions opposées, inégal, intolérable.

« Je ne peux partir, dit-il tout bas.

— Oh, Virelai… »

Nul n’avait jamais prononcé son nom avec une telle tendresse. Il plongea son regard dans les yeux d’Alisha et s’y vit reflété, non comme il se voyait lui-même, mais bien plus noble, bien plus beau. Il prit le visage ravagé de la jeune femme entre ses mains et le regarda avec émerveillement se transformer à son contact. La peau de la Nomade perdait son aspect de cuir durci par le soleil, se gonflait, devenait aussi douce et lisse qu’il se la rappelait.

Il ôta sa main, stupéfait.

Une voix dit en lui : Adieu, Virelai. Il est bon de laisser quelque chose de nous en ce monde pour aider à le guérir.

Quand il cessa de contempler Alisha, ce fut pour entrevoir une étincelle de lumière qui s’effaçait. L’Une avait disparu. Il tourna les yeux vers le ciel : il n’y avait là que des nuages. Une pluie douce commença de tomber. Elle touchait son visage telle une bénédiction. Les yeux clos, il la laissa l’envelopper, la sentant dans ses cheveux, sur ses habits. Quand il rouvrit ses paupières, il vit des pousses vertes qui perçaient la cendre noire, des feuilles en train d’éclore. Des marguerites tendaient leur visage aveugle vers la lumière ; trèfle et herbes ensuite, courant comme une vive flamme verte sur la plaine. Un troupeau de chevaux sauvages suivait la ligne verte, soulevant de leurs sabots un nuage de poussière qui retomba au sol en un fertile terreau.

Alisha Alouette-du-Ciel jeta autour d’elle un regard plein d’admiration respectueuse et ravie. Dans le ciel, un nuage d’hirondelles tourbillonnait, aussi rapide que la pensée. Des colombes nichaient à présent sur les rebords fracturés de ce qui avait été le Roc de Falla. Des vignes rampaient sur son versant sud.

Tandis qu’elle regardait, il y eut un mouvement au sommet du Roc. Elle s’abrita les yeux. Souffla un nom – et Virelai se retourna pour suivre son regard.

C’était Saro.

Il s’arrêta en vacillant au bord du promontoire fracassé et resta là, la tête dans les mains, comme s’il se demandait s’il allait sauter. Le dessin de ses épaules évoquait un désespoir absolu.

« Saro ! » appela Virelai. Il n’avait jamais pensé revoir son ami.

Le visage et les cheveux de Saro étaient couverts de poussière, mais des larmes avaient laissé des marques plus claires sur ses joues. Son regard était hanté. Les dieux étaient repartis, des miracles l’environnaient. Mais le plus important de tous n’avait pas eu lieu.

« Virelai… » C’était à peine un murmure, mais le sorcier l’entendit comme si Saro s’était tenu près de lui. « Virelai, j’ai perdu Katla. »

 

*

*   *

 

Katla flottait dans les ténèbres. Une nouvelle douleur la ranima brièvement, puis se retira telle une marée. La blessure de son ventre s’était rouverte, elle pouvait en sentir l’intérieur humide et à vif exposé à l’air. Elle inspira avec peine, entendit comme son souffle était rauque et stertoreux. Un poids lui écrasait la poitrine et les jambes. Elle inspira de nouveau, une respiration plus brève que la précédente, et ce fut comme un coup de poignard. Elle toussa en se tordant, déchirée de nouveau.

Sois forte, Katla.

Il semblait y avoir une voix avec elle dans les ténèbres, une voix si proche qu’elle avait l’impression de l’entendre à l’intérieur de son crâne, et elle la reconnaissait sans pouvoir la nommer. Elle fut réconfortée de savoir qu’elle ne mourrait pas seule dans cette obscurité. À moins qu’elle n’eût seulement rêvé cette voix, ultime réconfort, et ne fût en train de se parler à elle-même. Comme la vieille Ma Hallasen, qui discutait philosophie avec ses chèvres et ses chats. Aussi folle qu’une chauve-souris.

Ce n’est pas un rêve, Katla. Et je préférerais que tu n’insultes pas ma vieille Ma.

Katla fronça les sourcils. Tout le monde savait la vieille femme sans enfants. Elle était vraiment en train de devenir folle. Décidée à mettre son hypothèse à l’épreuve, elle demanda tout haut : « Au nom de Sur, où suis-je ?

À l’intérieur du Roc. Il s’est fendu en deux quand les dieux y ont fait irruption, et tu es tombée dans le trou.

À l’exception de ce qui concernait les dieux, elle aurait pu élaborer cette illusion elle-même, si elle avait pu se rappeler ce qui avait précédé les événements. Son dernier souvenir, c’était d’être en mer, tout le monde parlait autour d’elle, les vagues berçaient la barge si doucement qu’elles l’avaient emportée loin de ces dérangeants bavardages, et elle s’était endormie. Une grande lassitude roulait à présent sur elle, promettant de l’emporter en un lieu où nulle douleur n’existait plus, ni rien d’autre.

Reste éveillée, Katla. Je ne puis me permettre de te laisser mourir.

Ses yeux se rouvrirent brusquement. « Quoi ? »

Si tu meurs, je meurs. Alors, ne meurs pas.

Cela semblait assez équitable – si elle arrivait seulement à comprendre. Elle essaya de trouver une position plus confortable pour cette étrange discussion, mais cela déclencha une autre vague écarlate d’agonie, aussi resta-t-elle sans bouger, haletante. Maintenant que ses yeux s’étaient accoutumés à la noirceur, elle pouvait distinguer les formes vagues des blocs de roche. Derrière elle, un éclat lumineux filtrait d’une anfractuosité, illuminant d’infimes détails ici et là. Elle tendit sa main droite pour tâtonner autour d’elle. Il y avait des pierres sur sa poitrine et ses jambes, mais sa tête était libre.

Je voudrais pouvoir te prêter ma force, mais on me l’a prise, dit la voix. Ce qui n’avait aucun sens.

Elle réussit à plier un genou afin de fournir un point d’appui à son pied pour se pousser faiblement vers l’arrière. Un filet de poussière lui coula sur la figure, la faisant tousser, mais elle se déplaça d’un pouce ou deux dans l’espace qui se trouvait derrière elle. C’était atrocement douloureux, mais elle recommença, et encore une fois. Les blocs de pierre bougèrent de manière périlleuse.

Attention, Katla. Vas-y lentement.

Lenteur ou précaution n’étaient jamais venues très naturellement à Katla Aransen, mais elle serra les dents et poussa de nouveau jusqu’à sentir de la pierre contre son crâne. Le choc la désorienta ; elle toucha la pierre, en laissant l’énergie naturelle et chaude courir dans ses bras et ses muscles.

En elle, la voix soupira et se tut brusquement.

Au-dessus de sa tête, il y avait un petit rebord rugueux, la meilleure sorte de prise. Ses doigts se refermèrent, et elle tira avec le peu de force qui lui restait. Pendant ce qui lui parut une éternité, il ne se passa rien, puis elle sentit ses hanches glisser sur le sol. Le poids écrasant des pierres se déplaça un peu. Elle tira de nouveau et elles s’entrechoquèrent avec un grondement sourd, l’aspergeant de poussière. Un moment plus tard, il y eut un bruit d’écrasement, et soudain ses jambes étaient libres. Elle les replia dans un soudain regain d’énergie et roula sur le côté, consciente d’aggraver sa blessure. Le bruit et la douleur la fracassèrent. Elle poussa un hurlement, avec l’impression de crier à deux voix. Haletante, inondée de sueur, seulement avertie de la pulsation du sang dans son corps meurtri, elle resta immobile pendant qu’autour d’elle le monde métamorphosé flottait, indistinct. Puis, après un long moment, le silence retomba.

 

*

*   *

 

Saro Vingo n’avait jamais bougé aussi vite de sa vie. Lorsqu’il avait entendu le hurlement, il avait escaladé à toute allure les méplats fracassés du Roc comme s’il n’avait fait que cela de toute son existence. Il se laissa tomber du sommet, suspendu par une seule main, trouva un rebord du bout des pieds, prit appui dans une fissure élargie, et sauta en biais par-dessus l’abîme, sans penser à rien d’autre qu’à la voix entendue, la voix de Katla, Katla qui était toujours vivante.

Il changea de pied et traversa la dernière section d’un bond pour atterrir accroupi tout au fond. Il était entouré d’un chaos de rocs et, au bout de la caverne, une tache de soleil illuminait quelque chose de roux.

« Katla ! »

Elle battit des paupières en essayant de se concentrer, y renonça.

Désolée, dit-elle à la voix dans sa tête, je ne crois pas pouvoir tenir bien plus longtemps. J’aurais voulu te sauver, mais on dirait que je ne peux me sauver moi-même.

« Katla ! »

Rien.

Saro sentit que quelque chose mourait en lui. Sa gorge se serra.

Une main lui toucha l’épaule.

C’était Virelai, et avec lui se trouvait Alisha Alouette-du-Ciel. Non point la figure démoniaque et hagarde qu’ils avaient trouvée recroquevillée sur les restes de son fils, mais telle qu’il se la rappelait de son voyage avec la caravane nomade le long d’une aimable rivière, lorsqu’elle lui avait appris les propriétés des plantes et les dessins des constellations. Elle le prit dans ses bras pour lui tenir le visage contre son épaule, en lui frottant le dos comme s’il avait été un enfant.

« Chut, Saro, murmura-t-elle, chut. »

L’homme pâle s’agenouilla dans la poussière auprès de la mourante. Il allongea les jambes de Katla, se pencha pour la soulever, avec un grognement d’effort. Puis, son corps entre les bras, il marcha vers la lumière.